Le messager du Sud. Quand il ne garde pas les zébus de son frère à Madagascar, D’Gary joue de la guitare. Magnifiquement. Son récent Mbo loza en fait le chef de file d’une tradition qui n’existe pas encore : celle d’un blues de l’océan Indien où la véhémence des propos n’altère jamais la luminosité harmonique. […]
Le messager du Sud. Quand il ne garde pas les zébus de son frère à Madagascar, D’Gary joue de la guitare. Magnifiquement. Son récent Mbo loza en fait le chef de file d’une tradition qui n’existe pas encore : celle d’un blues de l’océan Indien où la véhémence des propos n’altère jamais la luminosité harmonique. Il sera l’une des attractions du festival Musiques Métisses d’Angoulême.
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C’est un paisible gaillard qui doit aisément rendre son quintal sur la bascule. Il parle d’une voix sans hâte dans un français qui, faute de pratique quotidienne, comme un chemin de montagne, s’est peu à peu laissé envahir par de mauvaises ronces, rendant le discours égratigné et difficile. Ses sourires sont aussi rares que leur éclat est vif. D’Gary n’est pas un homme réservé ; pourtant, rien chez lui, gestes ou paroles, ne semble pouvoir céder à une quelconque forme d’impulsivité. « La force tranquille » serait une formule adaptée pour définir ce musicien malgache de 36 ans dont le maintien physique comme l’attitude artistique le font ressembler à un rempart. On aimerait, par commodité journalistique, lui trouver certaines équivalences historiques, puiser dans le panthéon du blues, en sortir les images mille fois sanctifiées de Leadbelly ou de Howlin’ Wolf, autres guitaristes à forte carrure, afin de certifier l’impression d’intégrité se dégageant de sa personne, et plus encore de sa musique. Le pays Bara, au sud de l’île Rouge, dont il est originaire, peut présenter certaines ressemblances avec le deep South américain, moins du point de vue géographique que par l’implacable sévérité avec laquelle la vie des hommes y est (dés)organisée. Mais ce que l’on ne parvient pas à détecter chez lui et qui devait en revanche servir de ciment moléculaire dans la constitution de ses deux illustres prédécesseurs, c’est la colère. Et le plaisir limpide que l’on rencontre à l’écoute de Mbo loza (« C’est toujours le malheur »), second album édité par Indigo après Horombe en 1994, tient en partie à cette façon inouïe de préserver la fragilité harmonique, à maintenir le souci du beau, quand tout, à commencer par le thème des chansons, devrait requérir rage, ironie ou cynisme. Entre les doigts de D’Gary, la guitare n’est pas une machine à tuer des fascistes, ni à empaler les corrompus, mais l’instrument de ceux qui sont désarmés, le dernier outil à créer du bien quand plus rien ne semble pouvoir endiguer la progression du mal.
Sa première guitare, D’Gary avait 14 ans lorsqu’il l’a construite de ses mains avec une planche de contreplaqué et du fil en nylon pour canne à pêche en guise de cordes. Si cet épisode tisse un lien supplémentaire avec la biographie des bluesmen du Delta, dont les premiers instruments étaient généralement construits à l’aide de matériaux de récupération, son oreille en revanche n’a jamais été soumise à la moindre écoute des maîtres de la gamme pentatonique. Pas plus qu’il ne doit ses premiers enchaînements d’accords aux conseils éclairés d’un professeur ou d’un tuteur comme il s’en trouve dans les campagnes reculées. Ce qui fait de D’Gary un autodidacte intégral. Autour de lui, il entend l’accordéon, le violon et tout un éventail d’instruments traditionnels servant à honorer les formes ancestrales du folklore bara, antandroy, vezo ou masikoro, ethnies les plus représentatives du Sud malgache. Mais de guitare, point. Ayant atteint l’âge de la retraite, son gendarme de père souhaitait regagner Betroka, village-souche de la famille, pour se consacrer à l’élevage de son troupeau de zébus. Quand il meurt, D’Gary est âgé de 17 ans. Une coutume du bas pays, le havorila, exige que tous les membres de la famille se réunissent entre la fin de l’automne et le début de l’hiver pour pleurer une dernière fois ceux qui ne sont plus là. « Cette fête dure de trois jours à une semaine, cela dépend de la richesse de la famille, c’est-à-dire du nombre de zébus qu’elle possède. C’est lors du havorila de mon père que j’ai entendu pour la première fois les styles anciens de la musique bara. Depuis, dès que je prends une guitare, les émotions que j’ai connues pendant cet havorila remontent en moi.«
On suppose que la trajectoire d’un artiste ne peut s’amorcer qu’à partir d’un point de départ symboliquement fort. D’Gary va naître musicien à la mort de son père. La liberté formelle du technicien, qui ne se soumet à aucune tablature et invente ses propres modes (quinze au total) pour accorder son instrument, va rencontrer la liberté, douloureuse celle-là, de l’enfant dépossédé de son plus sûr refuge. A cela s’ajoute une autre forme d’aiguillon : la nécessité. A la mort du père fonctionnaire de la République, la mère doit toucher une pension que l’Etat malgache ne s’empresse nullement de verser. La mère demande alors à son fils de l’emmener à Tananarive, la capitale, où ils pourront s’acquitter des démarches administratives. Celles-ci vont durer quatre ans avant d’aboutir. Cette situation a deux incidences : elle lui fait prendre conscience du formidable pourrissement dont le système est atteint et le pousse à devenir musicien professionnel. Il joue dans les studios de la ville pour de modestes cachets, accompagne des chanteurs locaux dans des bals villageois, enregistre quelques 45t dont un avec l’Echo de Betroka. En 1987, il fonde un trio à base de guitare, chants et percussions préfigurant la formule utilisée aujourd’hui avec la chanteuse Rataza. Son nom, Iraky Ny Vavarario, signifie « le messager du Sud ». D’Gary dénonce la corruption avec une franchise qui lui vaut quelques désagréments. Sa chanson sur la justice, A la tsa ho balance, titre décrivant la manière dont la balance présente sur le fronton des palais penche dangereusement d’un côté, toujours le même, n’est diffusée qu’une seule fois à la radio nationale avant d’être rattrapée par la censure. « Depuis l’arrivée des socialistes, les choses se sont un peu ouvertes. Mais beaucoup d’artistes sont sous la coupe des politiques. Ils chantent les problèmes sans jamais désigner les vraies causes. Tout est magouille. Moi je suis resté indépendant. On m’a contacté pour devenir un allié du pouvoir. On me proposait de passer à la radio, à la télé. J’ai refusé. Je ne veux pas servir de caution aux politiques, je ne veux pas être utilisé par ceux qui maintiennent 80 % de la population dans l’illettrisme. » D’Gary n’accorde plus d’interview à la presse malgache depuis longtemps (« Tous corrompus, tous à la botte du pouvoir »), à l’exception de L’Express de Madagascar dont un journaliste a su conserver son estime. Mais sa réputation aura grandi malgré l’ostracisme pour parvenir jusqu’aux oreilles de Henry Kaiser et de l’ancien guitariste de Jackson Browne, David Lindley, qui produiront en 1992, sur le label Sonaki, les albums Malagasy guitar et World out of time et favoriseront sa présence à l’affiche de festivals aux Etats-Unis. En Louisiane, il croise le manche avec Sonny Landreth et confronte sa technique à celle de bluesmen invités sur le site… qui n’en reviennent toujours pas. S’ils se reconnaissent un lien de parenté avec ce colosse débonnaire, sa technique les laisse perplexes. D’Gary appartient sans doute à la famille du blues, mais sa musique n’en possède pas l’âpreté et ne se soumet à aucune forme de codification répertoriée. La tristesse y subit l’influence apaisante des embruns de l’océan Indien et son langage préfère le sens propre et l’expression directe à la métaphore et au style allusif des vieux éperviers noirs du Mississippi. Pas de paroles secrètes ou d’intentions cachées, tout est dit avec une déraisonnable franchise (« Eh toi, l’homme tiré à quatre épingles ! J’en ai assez de payer tes impôts »), un refus de l’ombre qui offre à l’ensemble une luminosité musicale contrastant salement avec le propos.
D’Gary préférerait rester à Madagascar. Mais il doit penser à son avenir, à sa fille de 19 ans, à la famille qu’il n’a pas encore fondée. La situation sur l’île ne le rend guère optimiste et il ne se sent pas investi d’une mission. « De toute façon, il faudra plusieurs générations avant d’éradiquer la corruption.« Alors l’exil le tente, même s’il ne s’y résoudrait qu’à contrecœur. Quand il ne joue pas de guitare, D’Gary fait de l’utilitaire dans sa province. Il sert d’intermédiaire entre les paysans et les administrations, remplit les papiers, fait les démarches, informe ces gens majoritairement illettrés des mesures à prendre contre les épizooties frappant les troupeaux de zébus ou sur les produits à asperger afin d’éviter que les sauterelles ne dévorent toute la récolte. Gratuitement. Il s’occupe aussi des jeunes musiciens talentueux qu’il amène dans les studios en ville. Quand il rentre au village, c’est pour aider les siens à la ferme où l’on cultive le riz et le manioc. « Je ne prends pas trop la bêche, mais quand mon frère travaille dans la rizière, je garde les zébus. On est obligés de faire attention à cause des voleurs de bétail. Avant, on réglait ce genre de problème à coups de sagaie, mais maintenant le trafic est organisé par des hommes d’affaires et il vaut mieux avoir un fusil. Quand je pense trop à tout ça, je prends ma guitare… »
D’Gary, Mbo loza (Indigo/Label bleu/Harmonia Mundi)
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