Le jihâd. Les Voix de Fès révèle pour la première fois l’art rituel du chant sacré des soufis. Rencontre avec son instigateur inspiré dans l’une des villes joyaux du monde musulman. “Avant Fès, je n’avais jamais mis les pieds dans une ville, jamais observé ce grouillement affairé des ruelles, jamais senti sur mon visage ce […]
Le jihâd. Les Voix de Fès révèle pour la première fois l’art rituel du chant sacré des soufis. Rencontre avec son instigateur inspiré dans l’une des villes joyaux du monde musulman.
« Avant Fès, je n’avais jamais mis les pieds dans une ville, jamais observé ce grouillement affairé des ruelles, jamais senti sur mon visage ce souffle puissant comme le vent du large, mais lourd de cris et d’odeurs. » Ainsi parle Hassan al Wazzan, éminent linguiste que les méandres d’un destin aventureux conduisent au début du xvième siècle à la cour du pape Léon X. Le Saint-Père, mû par un affectueux souci de protection, le rebaptise Léon l’Africain et en fait son géographe personnel. Sous la plume d’Amin Maalouf, Hassan raconte son arrivée dans la cité fassi, décrit l’alignement à perte de vue des collines incrustées d’innombrables maisons de brique et de pierre ornées « comme à Grenade » de carreaux de faïence. A gauche de l’oued traversant la ville, la rive des Andalous, fondée par des émigrés de Cordoue ; à droite, la rive des gens de Kairouan avec en son centre la mosquée Karaouine et ses toits de tuile verte, le troisième lieu sacré de l’Islam. Or, ce regard porté voilà cinq siècles coïncide aujourd’hui encore avec la première vision qu’offre ce joyau au nouvel arrivant.
Bien que littéralement « dévorée » par ses habitants près de 800 000 âmes y vivent et considérée par les experts comme un chef-d’oeuvre en péril, Fès vous laisse imaginer ce qu’était l’ambiance d’une ville du Moyen Age, authentique fourmilière où chacun participe à l’idéal d’une « cité juste et ordonnée ». Comme l’énonce Azzedine Addach, « le savoir est né à Médine, il a grandi à La Mecque, il a mûri au Caire et il a été tamisé à Fès ». Jamais à court de proverbes, Azzedine en parsème ses propos comme un semeur d’esprit arrose de graines les sillons fraîchement ouverts par le soc de la pensée. A chaque situation, son dicton. Pour moquer un béotien, il siffle : « Donne une rose à un âne, il la mange. » Pour tancer le suffisant, il lâche « Le brin de paille croit que c’est pour lui que la mer s’agite. » Azzedine est fassi habitant de Fès de naissance. Avec lui, une visite de la ville se transforme en une sinueuse odyssée à l’intérieur d’un intestin de ruelles où se révèlent à la fois l’âme et la petite histoire. Dans le tortueux entrelacement de boyaux pavés où alternent les odeurs du cuir tanné, de l’épice en vrac, de l’urine de mulet, où se juxtaposent atelier d’ébéniste, échoppe d’apothicaire, bijouterie et entrepôt de tapis, les enfants jouent encore à cache-cache et aux quatre coins. Nintendo peut attendre. Ici le temps semble avoir arrêté sa course. Nous sommes aussi loin du tumulte dissonant des cités européennes que veut bien le souligner la date inscrite au calendrier musulman, 1376 de l’hégire.
Après ses universités, sanctionnées par un diplôme de linguistique, Azzedine a fait l’Ecole normale supérieure de Meknès, suivi une année de formation à Nancy, enseigné en plein désert la communication, puis le français dans un lycée de Fès avant de s’installer à Paris et finalement se consacrer au chant. « Enfant, j’ai eu la chance d’être inscrit au conservatoire de Dar Adir, présidé par feu Abdelkrim Raïs, l’un des grands maîtres de l’école arabo-andalouse. Ainsi, dès 10 ans, tu intègres une chorale et tu chantes dans les mosquées, dans les mausolées, lors des fêtes religieuses. Dans ma famille, qui a produit un certain nombre de juristes et d’ulemas, des théologiens, on faisait souvent appel à des chanteurs et des musiciens pour « être en harmonie ». Si ma mère omettait d’organiser dans l’année une soirée musicale, tu peux être sûr qu’elle tombait malade. » La place qu’occupe la musique dans le monde islamique est des plus ambiguës. Si la société civile lui accorde un rôle significatif, le clergé orthodoxe la considère, d’après les conceptions de Mahomet, comme inutile et la proscrit des lieux sacrés. A l’exception des tambours, les instruments sont ainsi interdits dans les mosquées. Le soufisme par contre considère la musique comme un moyen à l’aide duquel les âmes peuvent se rapprocher de Dieu. « Si pour les orthodoxes, précise Azzedine, la pratique des instruments reste une hérésie, d’autres se montrent plus tolérants. Il ne faut pas oublier que le Maroc est un pays africain et que son peuple est un peuple de rythmes. Ici la musique a toujours joué un rôle de conciliation ou de réconciliation entre les différentes appartenances, arabe, berbère ou juive. »
Le soufi musulman qui se consacre à son développement spirituel ainsi qu’à celui de ses prochains adopte une discipline de vie dont le but, à travers le respect de rites précis, est de maintenir « l’âme ouverte à l’influx de l’infini » (Titus Burckhardt). Il existe deux types de pratique rituelle : les rites obligatoires, liés aux traditionnelles obligations de l’islam, que l’on nomme « les cinq piliers », et les rites dits surérogatoires, non obligatoires, parmi lesquels figurent le samâ, littéralement l’audition, intérieure et mystique, qui désigne dans le soufisme une séance musicale des confréries allant parfois jusqu’à la transe et, au Maroc, se rapporte plus particulièrement au répertoire sacré, sans apport instrumental. Azzedine nourrissait le projet d’enregistrer ce que l’on appelle communément « le concert spirituel du ciel » et dont il n’existait aucun témoignage jusqu’alors. Sa rencontre avec Régine et Jean Fredenucci, directeurs d’une collection Les Grandes polyphonies du monde, réservée aux chants sacrés de toute obédience , allait être déterminante.
Dans les premiers jours de mars de cette année, Azzedine réunissait dans les salons panoramiques du palais Jamaï, ancienne résidence du sultan Moulay Hassan qui domine la médina, transformée en hôtel depuis les années 30, quelques-unes des plus belles voix de Fès. Avec ses plafonds traversés de fines poutres ciselées dont les motifs ont été passés à la feuille d’or, ses murs aux frises de zellige et de zouak, ce lieu d’un grand raffinement accueillait neuf chanteurs sept voix basses et deux aiguës pour une soirée qui commencera par une séance de fumigation. Chacun à leur tour, les interprètes viennent se placer au-dessus d’un grand encensoir de cuivre où brûlent des morceaux de bois de santal, soulèvent leurs djellabas, en referment le col pour que la fumée imprègne le tissu. Ils s’enduisent alors d’eau de rose ; d’abord les mains, puis le visage et la tête, enfin ils en avalent quelques gorgées. Réveil de la perception, exaltation du sentir grâce à ces éléments considérés comme une émanation du paradis, ce rituel montre aussi à quel point la voie soufi se veut une incessante purification de l’être et de son âme.
Après la récitation de la première sourate du Coran, les chanteurs installés en demi-cercle entament la séance dite « hissa ». Le chant se conforme à une architecture musicale précise où alternent choeurs et parties solo, progressions collectives inscrites dans la répétition et ornementations où chacun apporte son talent personnel et laisse en guise de signature une inflexion particulière, seule fantaisie autorisée à l’individu. Le samâ est un arbre musical à plusieurs branches. Il y a la branche arabo-andalouse où l’on retrouve la nouba, suite de poèmes chantés. Y figure également le dhikr, phase incantatoire à laquelle on prête des vertus thérapeutiques et qui joue en priorité sur la répétition d’une formule ou d’une parole sacrée. De même que l’on parle d’une « puissance transformante » des noms divins, que le soufi égrène le plus fréquemment à l’aide d’un chapelet, le dhikr s’inscrit dans ce travail incessant qui tend à ramener en l’homme la mémoire de son passé divin. A travers cette manifestation rituelle s’accomplit l’extinction du matériel dans l’immatériel, du temporel dans l’intemporel et du fini dans l’infini. « Mais attention, précise Azzedine, chez les soufis, tout le monde travaille, tout le monde a un métier. Nous participons à la vie quotidienne, même si chaque jour la confrérie éprouve le besoin de se réunir dans un lieu, un mausolée, la tombe d’un saint soufi, où l’on récite la prière et où l’on chante. »
Parmi les chanteurs, le doyen, Hassan Sadad 68 ans est ce que l’on appelle « un visage », une personne qui a fourni un tel effort sur elle-même qu’elle a fini par apporter la preuve de sa justesse dans la vie de tous les jours. Car comme le dit si bien Azzedine, « si la posture du lotus suffisait à acquérir la sagesse, tous les crapauds-buffles seraient des dalaï-lamas ! Il n’y a pas un roi, pas un prince ou un simple marchand habitant une capitale du monde arabo-musulman qui ne connaisse Hassan Sadad. Il réalise depuis de nombreuses années les lustres en bois qui ornent les palais princiers ou les grandes mosquées du Caire, de Médine et de Fès. C’est lui qui pendant cinquante-cinq ans a eu l’honneur de laver le patio de la mosquée Karaouine. » Qu’elle qu’ait été sa trajectoire, quelle que soit son individualité d’être humain, le visage est l’héritier d’une tradition, le dernier maillon en date d’une chaîne spirituelle, l’artisan d’une certaine perfection réalisée. A l’heure où l’Islam est systématiquement associé à une actualité cousue d’horreurs, le soufisme et ses chants nous rappellent le sens premier du mot « jihâd » : la guerre sainte, celle de la vie de tous les jours, le combat incessant de l’homme contre lui-même, qui vise au beau et recherche l’harmonie.
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Les Voix de Fès, chants sacrés du soufisme marocain (Sony Classic).
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