Identification d’une femme. La pianiste Marilyn Crispell a trouvé dans l’univers musical d’Annette Peacock un espace original, mais aussi une volonté farouche de préserver flamme et indépendance. Tout dans ce disque consacré à la musique d’Annette Peacock est affaire de désirs, de rencontres, d’histoires un entrelacs de trajectoires qui sur trente-cinq ans dessine une […]
Identification d’une femme. La pianiste Marilyn Crispell a trouvé dans l’univers musical d’Annette Peacock un espace original, mais aussi une volonté farouche de préserver flamme et indépendance.
Tout dans ce disque consacré à la musique d’Annette Peacock est affaire de désirs, de rencontres, d’histoires un entrelacs de trajectoires qui sur trente-cinq ans dessine une cartographie secrète du jazz moderne et de ses environs et constitue les fondations imaginaires du projet. Tout commence au tournant des années 60 lorsque Annette, 20 ans à peine, totalement autodidacte, rencontre Albert Ayler et devient aussitôt l’égérie du mouvement free. Ayler est alors à la tête d’une formation où un jeune bassiste, sur les traces de Scott La Faro, s’émancipe du tempo et impose un jeu véloce, d’une grande liberté rythmique, tout en digressions et commentaires. Il se nomme Gary Peacock. Annette l’épouse. Elle joue un temps avec Ayler et commence de composer des ritournelles énigmatiques d’une sensualité trouble, des ballades vénéneuses qui recomposent avec les débris d’un monde en ruine, sans chercher à combler les manques.
Un style est né, unique, fait de sauts harmoniques incongrus, de suspensions vertigineuses, avec ce sens de l’abrupt qui ouvre sur l’espace, le silence. Un pianiste, Paul Bley, embarqué lui aussi dans la New Thing, initiateur d’un nouveau type de relations entre les instruments du trio, saisit aussitôt la fraîcheur d’inspiration, l’originalité radicale de cet univers et en fait une des composantes à la fois secrète et essentielle de son répertoire. Dans la sphère du jazz, la musique d’Annette Peacock est indissociable du prisme que lui a imposé le pianiste, avec passion, durant toutes ces années. Plusieurs disques en témoignent mais principalement deux, l’un de 1970, en trio avec Gary Peacock et Paul Motian (déjà !), l’autre en trio, avec Peacock (encore !) et le trompettiste Franz Koglmann, sobrement intitulé Annette (1992). Très rapidement Annette Peacock s’est de son côté sinon détournée du moins désolidarisée du jazz et de son évolution. Viscéralement indépendante, sa musique a influencé des artistes aussi différents que Bowie, Brian Eno ou Laurie Anderson. Ses propres disques sont eux parfaitement inclassables. Aussi, lorsque la pianiste Marilyn Crispell entreprend une traversée de cet univers étrange, qui plus est en trio, en compagnie de cette rythmique légendaire, c’est bien sûr à Paul Bley que l’on pense. Comme lui, elle choisit la retenue, l’intimité lyrique, joue du silence, travaille sur la lenteur, la durée, impose une esthétique du trio tout en esquisses et échos retardés, comme si personne jamais n’occupait vraiment l’espace, immensément étendu. Mais elle n’oublie pas par ailleurs ses nombreuses et magnifiques incursions dans l’univers de la free-music (d’Anthony Braxton à Evan Parker…), la multiplicité et l’éclectisme de ses influences (de Webern à Cecil Taylor), et propulse parfois son jeu dans de brusques déferlantes tout en vagues et ressac. Et finalement, lorsque surgit sur une plage la voix ensorcelante, inconfortable, d’Annette Peacock, on s’aperçoit qu’elle était déjà partout présente, tant Crispell a su saisir tout au long de cette évocation la mystérieuse simplicité de cette musique entre transparence et opacité.