En dix ans, Pierre Huyghe s’est imposé dans le paysage artistique avec ses uvres cérébrales et limpides, ses remakes de films plus réels que leurs originaux, son art du doublage sonore, visuel ou social. Portrait d’un artiste intransigeant, promoteur d’une autre industrie culturelle.
« Je n’ai pas à être gentil avec le public. Je ne suis pas un amuseur. » C’est froid, sec, implacable même et pourtant pas si dur. Un constat affirmé dans la douceur, sans énervement, lâché au coin d’un sourire presque angélique, d’une voix au timbre à peine métallique : Pierre Huyghe, 38 ans, séduit presque malgré lui. Visage fin portant un regard acéré qui supporte mal l’approximation et les détails inutiles.
« Ce qui est intéressant chez Pierre, explique Franck Scurti, artiste ami rencontré il y a près de dix ans, c’est qu’il n’a jamais été un jeune artiste. Il a toujours eu un côté réflexif. » Un artiste qui aurait échappé à ses péchés de jeunesse, se méfiant des engouements et des effets de mode autant que de l’explosion juvénile de certains de ses comparses. Sans jamais se départir d’une intransigeance aux accents douloureux, qui lui a pris du temps, soucieux qu’il était de ne pas ajouter d’images illégitimes à un univers depuis longtemps visuellement saturé.
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Ainsi en va-t-il de Pierre Huyghe, l’un des plus brillants représentants de sa génération, artiste économe et limpide. Depuis plus de dix ans qu’il a abandonné la peinture (qu’il pratiquait alors au sein du groupe Frères Ripoulin, aux côtés notamment de Claude Closky ou Nina Childress), Pierre Huyghe pratique avec d’autres médiums, la vidéo ou la photo, un certain art du geste : faire le remake de Fenêtre sur cour ou de Uccellacci e uccellini, proposer aux habitants de Dijon une autre forme de télévision locale (Mobile TV, 1997).
Il ne s’agit pas tant de produire des images que de renverser leurs conditions de production, que d’explorer les dessous du spectacle, histoire de rappeler que dans le monde enchanté de la culture du divertissement, il existe malgré tout des rapports d’exploitation. Il y a ainsi chez Pierre Huyghe autant de dureté que d’humanité, et ce paradoxe en plus : un artiste épris de réel, de réalité sociale, d’histoires vraies, et pourtant allergique à l’anecdote, au détail futile, au souvenir dérisoire.
Avare en confidences biographiques, Huyghe avouera tout juste être né non loin d’Antony, banlieue parisienne pavillonnaire. Un entre-deux social, entre l’arrogance aisée de la ville et le malheur des cités. A l’heure de notre rencontre, à l’orée du mois de juin, il est en pleine réflexion sur les cités, « leur fonction dans l’imaginaire social et la mémoire collective« , à quelques semaines de la destruction d’une barre emblématique de La Courneuve, en Seine-Saint-Denis. Il projette alors de la filmer pour garder une trace de ce bâtiment-ghetto voué à la disparition, « parce que la mémoire collective est faite de la somme de points de vue subjectifs« .
L’explosion devait avoir lieu la veille d’un vernissage au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. D’où l’idée d’une uvre éphémère : un plan fixe de la barre, projeté tel quel sur un mur du musée, qui s’interromprait dès le lendemain, au moment de la disparition du bâtiment. L’image comme rappel, comme signature sociale, en écho aux souffrances collectives qu’elle convoque. Mais l’ouverture de l’exposition en question fut retardée et le projet de l’ uvre disparut. Reste la conscience politique de l’artiste, exprimée en des termes convaincus et non idéologiques : « Cette imagerie sociale, j’ai essayé de la faire émerger de la fiction. Ou plutôt de tirer la fiction jusqu’à ce qu’elle m arrête sur cette imagerie sociale. Je pense que le réel et l’imaginaire ont quelque chose à voir.«
En 1994, une vidéo montrait l’artiste entrant dans un magasin d’électroménager, un sac plastique à la main. On le voit déambuler un temps dans le supermarché, puis sortir un objet du sac plastique, le déposer dans les rayons parmi d’autres objets offerts à la vente, et quitter le magasin : entrecoupée de scènes de recyclage industriel, la vidéo intitulée Dévoler prend à rebours l’une des scènes récurrentes du cinéma américain (l’attaque du drugstore), racontant une étrange restitution. Mais il propose avant tout une autre économie ? écho ironique aux propos de Balladur, qui demandait aux Français de reprendre confiance en la consommation.
Figure haute du post-cinéma et héritier du Nouveau Roman, Pierre Huyghe a l’art des fictions à double tranchant, des narrations qui dénoncent leurs modes de fonctionnement tout en racontant une histoire. Une façon d’alerter le public sur ce qu’on lui donne à voir et à consommer, dans les salles de cinéma et sur les plateaux de télévision, en lui faisant prendre conscience de la machinerie déployée pour le séduire. Et tout en faisant uvre d’art, inventer au passage une formulation esthétique de ces questionnements, offrir une mise en images radicale qui n’exclut pas la poésie, sans lyrisme béat.
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