Krystian Lupa triomphe à Avignon avec ”Des arbres à abattre”, adapté de Thomas Bernhard. Nous avions découvert ce magistral spectacle à Wrocław et rencontré le metteur en scène, qui a fait du texte du génial Autrichien un manifeste-fleuve sur l’état de l’art en Pologne.
Partir découvrir un spectacle de Krystian Lupa se jouant à 18 heures en Pologne, sur ses terres du Théâtre Polski de Wrocław, où le metteur en scène a un statut d’artiste invité, peut très vite se transformer en cauchemar éveillé quand l’avion décolle avec trois quarts d’heure de retard et qu’on rate sa correspondance à Varsovie. Par miracle, on arrive à temps et l’on oublie vite le stress-test aérien pour se laisser happer par les vertiges d’émotion mis en œuvre par Lupa – définitivement l’un des artistes les plus éminents de l’époque.
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S’emparant de Wycinka holzfällen (Des arbres à abattre), Krystian Lupa retrouve en Thomas Bernhard un auteur fétiche. Ses romans, transformés en matériau d’exploration pour son théâtre, lui ont déjà donné l’occasion de nous combler avec les spectacles mythiques que furent La Plâtrière (1992), Extinction (2001) et Perturbation (2013) en témoignant dans son parcours d’une passion pour l’écrivain autrichien qui ne s’est révélée qu’avec la maturité.
Une découverte coup de foudre
“J’étais déjà dans la deuxième moitié de ma vie quand j’ai lu pour la première fois Thomas Bernhard, précise le metteur en scène. A cet âge-là, je ne m’attendais plus à vivre le choc d’une initiation littéraire comparable à celle d’un coup de foudre d’adolescent. La lecture de La Plâtrière fut un événement immense pour moi. Plus que des affinités, j’ai perçu dans cette littérature une forme de radicalité qui a chamboulé ma façon de voir les choses. Certains disent qu’aimer Thomas Bernhard est comparable à une maladie. Alors, je suis tombé malade de Bernhard, je me suis fait littéralement contaminer par lui… A l’époque, il était encore vivant et comme je rêvais de me lancer dans une adaptation théâtrale de La Plâtrière, je lui ai écrit une lettre folle. La réponse fut rapide et gentille, mais Bernhard a refusé de donner suite à ma proposition en m’expliquant qu’il envisageait lui-même d’adapter son roman pour la scène.”
Depuis le décès de l’auteur en 1989, Krystian Lupa entretient une correspondance amicale avec son frère devenu son ayant droit. Il est à présent le président de la Fondation Thomas Bernhard et compte parmi les huit signataires qui ont pris la décision d’annuler le testament par lequel Thomas Bernhard interdisait la diffusion et la représentation de ses œuvres en Autriche après sa mort.
Avec Des arbres à abattre, roman qui fit scandale en 1984 et l’avait déjà amené à demander de retirer ses œuvres des librairies autrichiennes de son vivant, Thomas Bernhard débonde le trop-plein de sa détestation pour les représentants de la microsociété des artistes viennois avec lesquels il a coupé les ponts depuis plus de vingt ans.
Flot de pensée
Suite au suicide d’une amie artiste, Joana Thul, il croise à l’enterrement de cette dernière deux figures de la coterie des happy few viennois, les époux Auersberger. Certain d’avoir fait “une erreur magistrale” en acceptant leur invitation, il se rend pourtant à leur “dîner artistique”, où l’invité de marque est un comédien du Burgtheater qui doit les rejoindre à l’issue de la première du Canard sauvage d’Ibsen dont il interprète le rôle principal. Calé au fond du “fauteuil à oreilles” qui fut le sien quand il partageait avec eux les soirées de sa jeunesse, Bernhard passe son roman à retranscrire le flot de pensées qui lui viennent à l’esprit, un monologue intérieur ininterrompu où l’ironie des commentaires sur les propos de chacun se mêle à la plus tendre des émotions dans la résurgence des souvenirs intimes de sa complicité avec la défunte.
“Il y a vingt ans, quand j’ai découvert Des arbres à abattre, c’était dans l’édition originale, raconte Krystian Lupa. Je l’ai relu en 2011, quand il a paru en polonais dans la traduction de Monika Muskała. Cela tient peut-être à la langue polonaise,mais j’ai alors ressenti combien ce texte restait contemporain et ces résonances profondément actuelles. Il pouvait parfaitement épingler la position morale qui fut celle des artistes après la chute du communisme, à l’époque de la transformation de la Pologne en pays capitaliste. Rappeler à quel point ils ont été capables de se prostituer en abandonnant les idées non-conformistes auxquelles ils avaient juré fidélité.”
Pour Lupa, monter Des arbres à abattre, c’est dénoncer les nouvelles connexions en vigueur entre les artistes et le pouvoir obligeant ceux-ci à se vendre. “C’est devenu particulièrement visible dans la Pologne d’aujourd’hui où les dirigeants politiques ne s’intéressent pas à l’art et ne comprennent rien à ses mécanismes de production, poursuit-il. Ils délèguent la gestion de l’art à des personnes qui n’ont aucune compétence dans ce domaine. Ce qui les conduit à prendre des décisions aussi irréfléchies que méprisantes à l’égard de l’art, au risque de détruire les forces de l’avant-garde, avec des effets dévastateurs pour nombre de centres artistiques et des théâtres qui ne demanderaient qu’à se développer.”
On ne s’étonnera pas que dans ces conditions, et en lieu et place de la société viennoise, ce soit le monde de l’art en Pologne qui soit dans le viseur, ni que le fameux “comédien du Burgtheater” devienne ici, un “acteur du Théâtre national”. Comme toujours avec Lupa, le rouge est mis dès qu’on pénètre dans la salle via le tracé d’une ligne de lumière écarlate suivant le pourtour du cadre de scène et alertant sur les limites immatérielles d’une porte ouverte sur la fiction.
En signant l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et les lumières, le Polonais revendique de porter son regard sur la globalité de l’objet artistique mais, là où il se fait magicien et nous émeut au plus haut point, c’est dans sa maîtrise d’un temps théâtral qui, chez lui, est proche de l’envoûtement.
L’ironie extrême de Bernhard
Le spectacle débute par la projection d’une vidéo en noir et blanc qui donne un caractère d’archives à une interview de la défunte Joana Thul (Marta Zieba) alors qu’elle se justifie d’un workshop où elle enseigne aux acteurs du Théâtre national “à marcher”. Suivront les images de son enterrement et celles de l’invitation faite à Bernhard, alors que les comédiens sont déjà sur le plateau…
Si l’on a pu penser que l’alternance entre théâtre et vidéo était le fait d’une volonté de marquer la différence entre présent et passé, on se rend vite compte que le projet de Krystian Lupa, sur la durée de ses 4 h 20 avec entracte, embrasse plus large… et use des deux médias pour nous faire littéralement entrer dans la tête de Thomas Bernhard. Bien au-delà d’une simple retranscription des faits rapportés par le roman, la pièce s’autorise au décryptage de ses zones d’ombre.
“Pendant les improvisations et le travail sur les personnages, beaucoup d’histoires apocryphes et de dialogues ont été créés – le résultat de notre contamination par Bernhard, indique, dans un sourire, Lupa. Ces histoires servent à donner corps aux personnages quand les dialogues n’existent pas mais sont suggérés par l’auteur. Deux scènes sont purement apocryphes. Dans le premier acte, la réactivation inventée du texte dramatique La Princesse nue écrit par Bernhard pour Joana, seulement mentionné dans Des arbres à abattre, et la scène ayant lieu juste après le dîner, que j’ai titrée ‘Le Suicide’, en allusion au suicide de la société.”
Mais le metteur en scène va plus loin, réincarnant Joana et transformant son théâtre une séance de spiritisme qui nourrit de ses hallucinations les émotions vécues par l’auteur. Avec une première partie s’apparentant à des conversations après un enterrement et une seconde qui tient de la veillée funèbre, vous aurez du mal à imaginer les réactions d’un public qui n’arrête pas de rire.
“L’ironie de Bernhard est aussi radicale qu’extrême. D’après lui, tout ce que l’homme vit a une dimension comique, rappelle Lupa. Il chevauche l’énergie du comique au plus profond du dramatique et de l’oppressant. Même avec la mort, il remet en cause avec indécence les zones du tabou. Le rire n’exclut pas l’émotion. Autrefois, dans les tragédies, ce sont les pleurs qui jouaient le rôle purificateur de la catharsis. On retrouve cette idée chez Bernhard avec le rire.”
Wycinka holzfällen (Des arbres à abattre), d’après Thomas Bernhard, adaptation, mise en scène, scénographie et lumière Krystian Lupa. En polonais surtitré en français jusqu’au 8 juillet à 15 h. La FabricA – Festival d’Avignon
(Merci à Mariola Odzimkowska pour la traduction de l’entretien)
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