Pour résister au formatage généralisé des courants musicaux et à la manipulation systématique des goûts, la différence une fois de plus se sera développée aux marges, proliférant comme de l’herbe folle dans les interstices du grand maillage planétaire.
Comment entrer dans la matière contradictoire et complexe de cette année 2000 qui, le plus souvent, aura pris la forme cristallisée et condensée d’un récapitulatif confus des grands conflits esthétiques, idéologiques et économiques (les trois tendant de plus en plus à ne faire qu’un !) qui, depuis quelque temps déjà, orientent et façonnent la vie musicale contemporaine ? En d’autres termes, comment tirer le bilan, qu’on aimerait limpide, d’une année particulièrement opaque ?
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Ceux qui mettaient encore quelque espoir dans les institutions pour ouvrir de nouveaux horizons devraient une bonne fois pour toutes regarder la vérité en face : les grands genres traditionnels, qui continuent tant bien que mal d’organiser la vie culturelle et alimenter l’industrie du spectacle, se seront révélés au mieux, de tristes coquilles vides au pire, de vastes salles de musée peuplées de fantômes de plus en plus transparents, encombrées de reliques poussiéreuses et d’icônes vagues célébrées par une armée de disciples zélés, trop occupés à feindre d’insuffler un semblant de vie à ces grandes carcasses anémiques (histoire de justifier des subventions), pour espérer un instant être créatifs.
L’art, la vie circulent ailleurs, autrement soit dans des musiques ancrées dans le terreau traditionnel, représentant simplement une humanité qui n’a pas encore complètement abdiqué l’usage d’une certaine magie de dire, de sentir, d’être sans entraves ; soit concentrés dans d’intenses trajectoires singulières transgressant les frontières stylistiques, proposant d’inédites correspondances esthétiques, recyclant de vieilles formes oubliées pour en révéler la modernité cachée en d’improbables juxtapositions poétiques. Aux marges, la beauté continue donc de proliférer comme de l’herbe folle. Le problème c’est qu’aujourd’hui la récupération étant quasi instantanée, l’industrie, qui a bien saisi la tendance, tente de reprendre le contrôle en cultivant sous serre de factices fleurs exotiques ou en fabriquant ses propres artistes crossover à grand renfort d’idéologie mondialiste et de confusionnisme postmoderne : tout n’est plus que fusion, synthèse, métissage, célébration cynique du village global la vague electro se révélant, dans son courant le plus mainstream, le dernier avatar colonialiste imaginé par le monde occidental pour piller allégrement le fonds musical mondial (tant dans le temps que dans l’espace) et le rendre enfin commercialisable, débarrassé de son ancrage historique, géographique, politique en un mot, de ses scories identitaires. Que l’on ait pu, par exemple, s’émerveiller béatement cette année de l’opportunisme niais et vulgaire du néo-acid-jazz de St Germain montre bien la grande confusion de l’époque. De vieux gimmicks éculés du jazz funky grossièrement rehaussés d’une pincée d’électronique balourde tournent en boucle dans les salons chic de yuppies qui croient s’ouvrir au jazz et ne font que se vautrer encore plus douillettement dans leur médiocrité c’est aussi ça le paysage musical contemporain.
Ceux qui, par ailleurs, ne pensent l’évolution musicale qu’en termes de « nouveauté », surtout en cette année 2000 censée marquer un tournant dans la marche du monde, en auront également été pour leurs frais. Attentifs à l’inédit, espérant quelque chose qui puisse nous changer de l’ordinaire, nous avons pu constater que même ce qui nous était présenté comme d’avant-garde, de Moby à François Bayrou, avait un petit goût de déjà-vu. « Tout paraît s’être déjà produit, comme si l’on se repassait un vieux film avec d’autres images et d’autres acteurs mais avec le même scénario. Comme si la modernité (…) de la mondialisation revêtait son oxymoron et se présentait à nous comme une modernité archaïque. » Dans ce texte écrit au c’ur des montagnes du Chiapas, résumant magnifiquement notre situation (politique, culturelle, civilisationnelle) paradoxale, le sous-commandant insurgé Marcos emploie un mot qui, bien qu’il ait ses racines dans le grec ancien, est, lui, une parfaite « nouveauté », susceptible d’exercer d’ici peu une certaine fascination. Qu’est-ce qu’un oxymoron ? C’est une figure de style qui, tout en exprimant quelque chose, semble le contredire. Les alchimistes du Moyen Age parlaient ainsi de « soleil noir ». Le sous-commandant Marcos parle lui de « fascisme libéral » pour décrire l’ère de la mondialisation.
Dans le domaine particulier des musiques du monde, nous voyons clairement poindre un oxymoron. Ainsi, là où les grands groupes industriels travaillent à l’homogénéisation des goûts en sortant des disques qui puissent satisfaire l’idée d’un village global, et surtout en achèvent l’encadrement marchand, les indépendants ne cessent de réduire cette belle unité à l’état de puzzle en produisant de plus en plus d’artistes aux profondes attaches régionales. Ainsi, que Wes, « produit » africain de multinationale, puisse cohabiter sous l’étiquette world-music avec Alim Qasimov, exceptionnel chanteur de mugham azéri, voilà qui relève du plus bel oxymoron. Bientôt ce même terme pourrait devenir le mot d’ordre d’une résistance à tout ce qui porte atteinte à la diversité musicale. Certains extrémistes pourraient aussi l’adopter et, sous l’appellation Commando Oxymoron, faire du prochain Midem un Seattle de la musique. On peut toujours rêver…
Au final, face à cette confusion organisée d’où ressort finalement un implacable formatage des goûts, brille toujours cette petite étincelle intime et éminemment subversive qu’est la réception toujours individuelle de l’ uvre. Et si le simple plaisir, cette valeur si désuète, était le véritable enjeu politique des années à venir ?
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