Considéré dans un édito des Cahiers du cinéma comme le représentant d’un « cinéma de salauds » et objet d’un essai intitulé « Ethique du mikado », le cinéaste autrichien Michael Haneke fait couler de l’encre. Dialogue croisé sur la question de la morale dans son cinéma.
Dans son édito du mois de Juin, Stephane Delorme, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma distinguait trois voies pour remporter la palme au festival de Cannes: celle du naturalisme représentée par les frères Dardenne ou Abdllelatif Kechiche, celle du cinéma de poésie avec Terrence Malick ou Apichatpong Weerasethakul, et celle dite du « cinéma de salauds » avec à sa tête, Michael Haneke.
Cinéma manipulateur…
« La formule ‘cinéma de salauds’ s’est construite progressivement depuis environ trois ans et est très liée à Cannes » nous confie Stephane Delorme. Si au début des années 90 les Cahiers du cinéma qualifiait les films d’Haneke de « cinéma de petit malin » ce n’est qu’à partir de la prise d’envergure du cinéaste autrichien et de sa reconnaissance cannoise (avec les palmes d’or pour Le Ruban blanc et Amour) que le terme « salaud » apparaît. Pour appréhender cette bascule sémantique, il est judicieux de comparer la lecture que fait Stephane Delorme de Funny Games (qu’il définit comme « la matrice du cinéma de Haneke ») puis d’Amour (qui vaut au réalisateur sa deuxième palme d’or).
« Pour Funny Games, par exemple, il s’agit, dés le titre du film de jouer avec le spectateur, de le terroriser pour la beauté du geste, sans autres considérations morales. Mais c’est complètement assumé, dés l’ouverture. Avec Amour, le cinéma de Haneke se pare d’une vertu morale qui n’existe que de manière factice car le coeur de son cinéma reste basé sur la manipulation du spectateur. Il garde son registre misanthropique mais l’adapte de manière à faire passer la pilule. Il s’agit dans l’horreur qu’il montre d’un film misanthrope et manipulateur, se faisant passer pour un film d’amour. » Le cinéma de salaud » est arrivé à partir du moment où son cinéma a commencé à prendre le spectateur à revers, ne s’assumant plus comme un film provocant et ludique comme l’était Funny Games mais comme un film de « grand cinéma », plus solennel, plus majestueux, tout en conservant exactement les mêmes procédés. On passe donc du cinéma de petit malin au cinéma de salaud »
Un autre facteur qui définirait le « cinéma de salaud » est la façon dont, très vite, et notamment après la palme pour Le Ruban Blanc, le cinéaste a fait des émules, hissant son cinéma au statut de « référence ». Les Cahiers pense au cinéaste roumain Christian Mungiu ou au scénariste mexicain Michel Franco (prix du scénario au festival de Cannes 2015), deux héritiers du cinéma « de salauds ». Stephane Delorme fait aussi référence à Mickael, premier long-métrage de Marcus Schleinzer (par ailleurs ancien directeur de casting de Haneke) qui fut sélectionné en compétition à Cannes en 2011, « chose extrêmement rare pour une première oeuvre« . Le film raconte le quotidien d’un pédophile séquestrant dans sa cave un enfant de dix ans.
« Véritable clonage du cinéma de Haneke, le film a bénéficié d’un éclairage étonnant en étant sélectionner en compétition, et comme dans le cinéma de Haneke il s’agit de banaliser le mal en faisant bien attention à ne pas montrer les scènes un petit peu compliquées, à les laisser hors-champs en faisant passer ça pour de la pudeur alors qu’on voit bien que c’est cela qui l’émoustille. »
Le hors-champs est aussi un élément récurrent dans le cinéma de Haneke. Rarement les scènes violentes sont montrées. Stephane Delorme voit là un contournement du cinéaste pour se prévaloir de toute accusation de perversité : « Ce qu’il ne montre pas, c’est ce qui l’intéresse le plus« . Le dispositif serait alors une justification pernicieuse pour manipuler le spectateur.
… Ou cinéma moral ?
Sarah Chiche, romancière et psychanalyste, a publié en Mai dernier un essai sur le cinéma de Haneke intitulé Ethique du mikado. Publié en 71 fragments (en hommage à 71 fragments d’une chronologie du hasard) l’ouvrage tend notamment à démontrer que le cinéma de Haneke est un cinéma, sinon moral, du moins s’inscrivant indéniablement dans une recherche morale. Le recours aux hors-champs est, selon elle une manière de faire participer le spectateur à la complétion du film.
« il y a toujours chez Haneke l’idée d’entortiller le spectateur dans un dispositif où lui-même deviendrait presque un acteur à part entière du film. Une chose frappante était de voir la tête des spectateurs à la sortie d’Amour, de voir ces visages complètement ravagés par la peur, la tristesse, le chagrin, l’amour, la haine etc. Cela donnait une lecture du film complètement nouvelle. C’est au fond comme si le film se continuait dans la tête de chacun. C’est pour ça aussi qu’Haneke a autant recours au hors-champs, se revendiquant de l’héritage de Bresson qui disait qu’il ne faut pas tout montrer. Ce qu’il ne nous montre pas, nous, spectateurs, allons y faire surgir nos propres images fantasmatiques. »
L’essayiste prend l’exemple de cette scène du Ruban blanc où le père de famille frappe ses enfants à coups de ceinture. La scène se passe intégralement derrière des portes closes, laissant au spectateur imaginer, avec son propre passif et ses propres angoisses, ce qui se passe hors-champs. C’est d’ailleurs pour cela, d’après Sarah Chiche que « des gens disent qu’il s’agit d’un processus pervers, parce que ça amène le spectateur à se regarder de manière pas très confortable« .
A propos de ces scènes mettant en scène « un mal radical« , elle développe en disant que c’est là même que ce situe le processus moral.
« Ce n’est pas un cinéma moralisateur mais c’est un cinéma moral. La question c’est qu’est ce qu’on fait, comment va-t-on réagir, nous spectateurs, inclus dans l’action, quand on est confronté à la représentation de l’horreur. Ma thèse c’est qu’au fond quand on regarde ce type d’horreur est-ce que nous, ça va nous donner envie de nous comporter comme des salauds justement. Je ne pense pas, je pense qu’au contraire cela va nous amener à agir mieux que bien ».
Dans son livre, l’auteure a cette formule : « Agir mieux que bien n’est jamais un moindre mal. C’est un mal moindre. »
Nous ne trancherons pas sur la question. Si néanmoins le sujet vous tracasse, libre à vous d’aller vous faire votre propre opinion puisque Michael Haneke sera justement en rencontre exceptionnelle avec Sarah Chiche le vendredi 3 Juillet à 19h30 à la librairie Les Guetteurs de Vents à Paris. Les plus téméraires pourront même lui demander : « Monsieur Haneke, faites-vous des films salauds ? »
Ethique du Mikado est paru en Mai dernier aux éditions puf. Les Cahiers du cinéma n°712 du mois de Juin est actuellement en kiosque.