Auteur rare, souvent considéré comme un écrivain pour écrivains, Louis-René des Forêts est mort en 2000. Un volume rassemble ses œuvres complètes, hantées par les ombres qui ont jalonné sa vie.
C’est un gros livre, pour une œuvre si maigre, se dira-t-on peut-être, en soupesant l’abondant Quarto consacré à Louis-René des Forêts. L’auteur du Bavard, mort en décembre 2000, à l’âge de 84 ans, fut en effet un écrivain rare, qui publia peu : à peine deux romans, deux livres de poésie, quelques récits ou nouvelles, et des fragments autobiographiques réunis tardivement, après leur parution éparse dans des revues…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Se méfiant de sa propre production, il cessa même d’écrire pendant une dizaine d’années pour se consacrer au dessin, et brûla les cinq cents pages du manuscrit du Voyage d’hiver, roman dont il n’était pas satisfait, après y avoir pourtant travaillé plusieurs années.
Cette espèce de radicalité constante, d’exigence poussée jusqu’à l’aride, sinon le hiératique, des Forêts l’incarnait d’abord dans sa prestance, tel qu’il apparaît sur les photographies, nombreuses, quelle qu’en soit l’époque : beau comme l’annonce de son nom, mince et sec, élégant et fréquent fumeur devant l’objectif qu’il fixe droit, presque avec défiance, dans une retenue où se devine aussi, souvent, quelque malice.
Des Forêts est ainsi une figure possible du grand écrivain de peu de livres, adulé par les happy few d’une petite secte, voire de “l’écrivain pour écrivains”, ainsi qu’il le constatait – mais avec dépit – dans un passionnant entretien de 1995 avec Jean-Louis Ezine : “Ce n’est pas du tout ce que je souhaitais.”
Pas seulement une silhouette mais un extraordinaire ami
Le Quarto reproduit intégralement cette interview, ainsi qu’une somme considérable d’autres documents, textes critiques, extraits de correspondances, témoignages divers, qui viennent s’ajouter aux “œuvres complètes” à proprement parler. C’est ce qui explique l’épaisseur du volume, mais c’est aussi ce qui en fait l’immense et immédiat intérêt. Grâce au travail de Dominique Rabaté, spécialiste entre tous de l’œuvre de des Forêts, on peut lire de la sorte, dans les marges des textes que l’on connaissait, la biographie intellectuelle d’un homme qui ne fut pas seulement une silhouette – à la Giacometti – traversant d’un pas aristocratique les lettres françaises de l’après-guerre (et faisant le lien de Queneau à Quignard), mais aussi et peut-être surtout un extraordinaire ami. En attestent les textes formidables sur Blanchot, Bataille ou Leiris, par exemple, comme les témoignages d’écrivains proches, tel celui de Gérard Macé racontant avec saveur les séances de cinéma partagées, et la passion de des Forêts pour Le Salon de musique, le film de Satyajit Ray…
On devine dans le kaleïdoscope de ces pages, où l’anecdotique – si rare dans l’œuvre – ne manque pas, une flamme toute spéciale : sous l’apparence grave de l’écrivain, quelque chose ne s’est pas éteint de l’énergie enfantine, qui valut au Louis-René de 14 ans d’être présenté dans son bulletin scolaire comme particulièrement “dissipé” et devant être “mis au pain sec”. Il y a de la révolte, sous la rareté.
Homme engagé, Louis-René des Forêts n’en reste pas moins en retrait
Ce que rappelle le Quarto, à travers une telle abondance de pièces, c’est bien sûr aussi la place de l’écrivain dans le monde littéraire et politique de son temps : membre du comité de lecture de Gallimard, créateur de la revue L’Ephémère, des Forêts fut également cofondateur en 1955 du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, participa à la revue Le 14 Juillet en opposition à de Gaulle et signa le Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission…
Homme engagé, qui fit même l’acteur pour un film oublié de François Weyergans (Aline, en 1966), des Forêts n’en est pas moins en retrait, par ses livres qui se refusent à l’empreinte de l’époque comme à la simple répétition d’un procédé. L’édition de ses “œuvres complètes”, outre qu’elle donne à découvrir des textes méconnus sur la musique et un récit inédit de 1938, permet ainsi de refaire le parcours des Mendiants, publié en 1943 (dont on peut lire la merveilleuse évocation par Florence Delay), jusqu’aux fragments posthumes de Pas à pas jusqu’au dernier, en passant par Les Mégères de la mer et Poèmes de Samuel Wood.
Accompagné depuis sa jeunesse par la mort et les ombres
Ce qui est frappant, dans cette retraversée de l’œuvre entière, c’est moins la constance d’une voix que le renouvellement des formes, depuis les romans d’abord polyphoniques puis “beckettiens” des débuts, jusqu’aux modulations autobiographiques des dernières années, qui trouvent leur aboutissement dans Ostinato, sorte de chef-d’œuvre in progress où l’écrivain semble rejoindre Dante et Kafka dans quelque au-delà du génie… et de la mort.
Car des Forêts, qu’on devine si fragile mais si vivant dans les marges documentaires de cette édition, s’est vu depuis sa prime jeunesse, où il admira tant Shakespeare, accompagné par les ombres. Mort de sa mère, de son meilleur ami résistant, fusillé à 25 ans par les nazis, de son frère officier, puis mort de sa fille adolescente, en 1965, moment de cassure ouvrant au long deuil dans la peinture, ce sont autant de fantômes dont les silhouettes-palimpsestes se devinent, ou se disent, discrètement, avant que ne vienne les rejoindre enfin l’écrivain, prêt à l’après : “Laisse l’oubli se déployer comme un grand nuage derrière toi…” Ses livres sont notre mémoire.
Louis-René des Forêts – Œuvres complètes (Gallimard, Quarto), 1344 pages, 28 €
{"type":"Banniere-Basse"}