Réponse avec les meilleurs textes de François Truffaut et de Jean-Claude Biette qui paraissent en recueil. Un an après la polémique « cinéastes/critiques », Le Plaisir des yeux et Qu’est-ce qu’un cinéaste ? rappellent que les écrits sur le septième art, portés à un certain degré d’intelligence et d’élégance, c’est aussi du cinéma.
Rappel pour tous ceux qui, à juste titre, l’ont complètement oublié : il y a un an, un quarteron de réalisateurs aux abois, réunis autour de Patrice Leconte et de Bertrand Tavernier, lançait son fameux « nous cinéastes », diatribe anticritique visant principalement les pages cinéma du Monde, de Libération et des Inrockuptibles. Cet automne, manière de retour de service cinglant quoique non concerté, les recueils de textes critiques foisonnent dans l’édition. Après la stimulante et roborative lecture des notules de Louis Skorecki, voici les meilleurs écrits de François Truffaut et une sélection des textes de Jean-Claude Biette dans Trafic. De quoi prolonger durablement la réflexion et le plaisir de tout cinéphile qui se respecte.
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Beaucoup l’ont peut-être oublié, ou tout simplement ne le savent pas, mais avant d’être le cinéaste que l’on sait, Truffaut fut l’un des meilleurs critiques de ce pays, aussi redoutable dans la polémique que remarquable dans l’art d’aimer. Le Plaisir des yeux est une somme truffaldienne, puisque l’ouvrage regroupe non seulement les textes de Truffaut critique dans Arts et les Cahiers du cinéma, mais aussi les diverses préfaces de livres, commandes d’articles ou papiers d’humeur que l’auteur des 400 coups a continué de rédiger ponctuellement tout au long de sa vie pour des publications allant de L’Express à Pariscope. On retrouve bien sûr les coups de sang qui ont fait sa gloire, ces « Une certaine tendance du cinéma français » et autres « Le cinéma français crève sous les fausses légendes », où un Truffaut enfiévré fustigeait, avec fougue mais aussi raison et argumentaire solide, le vieux cinéma français encroûté dans son professionalisme, ses habitudes, ses pesanteurs et son académisme. C’est Truffaut lui-même qui est à l’origine de la grande fracture cinéma de papa/Nouvelle Vague dont l’esprit, sinon la lettre, a depuis traversé tout le cinéma français jusqu’à aujourd’hui, la polémique de l’an dernier n’en étant que la plus récente résurgence. Il suffirait d’ailleurs de remplacer Delannoy ou Aurenche par quelques noms plus contemporains, sans changer une virgule au reste, pour que les pamphlets truffaldiens prennent une actualité brûlante.
D’un autre côté, on a trop souvent réduit Truffaut à un jeune turc, polémiste par ambition : ce recueil le prouve, il était surtout amoureux de d’autres tendances du cinéma, capable d’éloges aussi intelligents que bouleversants ainsi des pages consacrés à son « fils » Jean-Pierre Léaud, à ses « pères » André Bazin ou Jean Renoir, à ses « s’urs » Adjani, Deneuve ou Moreau… Défenseur absolu du primat de la mise en scène dans un film, inventeur de formules aussi justes que marquantes (« Mieux vaut des acteurs qui jouent faux un texte juste que des acteurs qui jouent juste un texte faux », « Le style, c’est la femme »), Truffaut a eu des intuitions critiques pointues qui tiennent toujours le coup, mais aussi le talent et la générosité de les délivrer dans une langue claire, élégante et accessible à tous. En plus de remettre les idées en place, Le Plaisir des yeux se lit aussi comme une autobiographie en filigrane à la fois sa pensée du cinéma et le roman de sa vie de spectateur.
Ce qu’on pourrait dire aussi du Qu’est-ce qu’un cinéaste ? de Jean-Claude Biette, tant cet ouvrage allie réflexions et confessions intimes d’un spectateur de films. On peut voir Biette comme une sorte d’anti-Skorecki. Autant le ludion de Libé est fulgurant, superficiel et brillant, provocateur et styliste coquet, autant le pilier de Trafic travaille dans une économie de la patience et de l’austérité, dans les longs plis du temps et l’épaisseur de la réflexion, déroulant une prose aussi dense et trapue que peu spectaculaire en surface. Là où Skorecki crépite, amuse brillamment la galerie, Biette mijote à feu doux, produit une pensée du cinéma vraiment convaincante, une pensée du moins qui nous parle mieux : c’est plus laborieux, plus exigeant, mais ça laisse au final des traces plus profondes et durables.
La grande idée qui traverse les textes de Biette, c’est que rien n’est jamais définitif, ni les chefs-d’ uvre ni les uvres mésestimées, que rien n’est gravé dans le marbre à jamais, surtout pas l’histoire du cinéma. Pour chaque spectateur, les films changent selon le moment où on les voit (première fois, deuxième fois, dixième fois…), selon l’âge (à 15 ans ou à 50 ans), selon le lieu et le format (salle, télé, vidéo…). Certains films passent très bien le cap du petit écran (La Terre des pharaons de Hawks par exemple), et la énième vision d’un même film est conditionnée par tous les sédiments de la vie et de l’expérience de spectateur accumulés et déposés en couches successives dans le cerveau depuis la précédente vision… Bref, rien n’est figé : les films, les spectateurs et le lien entre eux évoluent dans un mouvement aussi perpétuel que celui des planètes. Cette idée du film qui change selon le point de vue d’où on le regarde a l’air simplissime, évidente, et pourtant, Biette a mis du temps à la comprendre, à l’ordonner, à la formuler, à l’expliciter. Le résultat coule et palpite dans ces textes océaniques où Biette analyse ses réactions de spectateur avec une originalité, une profondeur, une amplitude et une minutie tout simplement uniques. En outre, il le fait avec une modestie, une douceur de ton, une conscience du provisoire de chaque instant de sa pensée qui changent de l’urgence péremptoire et de l’affirmation de jugement auxquelles est souvent soumise la critique quotidienne ou hebdomadaire. Dégagé de la rhétorique « chef-d’ uvre ou navet » et du rôle de chef de rayon au supermarché des sorties de la semaine, Biette peut à loisir analyser « le gouvernement des films », revenir sur Kubrick, cinéaste qu’il ne goûte guère, à l’occasion de Eyes wide shut, analyser le dosage entre « le récit, la dramaturgie et le projet formel » qui composent la règle de trois de tout film, ou définir « les films du sommeil » comme ceux qui échappent justement aux critères exténuants du rythme hebdomadaire et de l’injonction à jugement immédiat. Et puis il y a le séminal « Qu’est-ce qu’un cinéaste ? », texte fondateur pour le service cinéma de ce journal, et dont la connaissance par le plus grand nombre dissiperait bien des malentendus. Car le sens précis des mots se perd ou se galvaude et beaucoup de gens ne comprennent pas quand on écrit que tel réalisateur n’est pas un cinéaste ou que tel film n’est pas du cinéma. Un terme aussi usité que « auteur » ne recouvre plus du tout le même sens aujourd’hui qu’à l’époque où il fut inventé par les jeunes critiques des Cahiers. Dans les années 50, était « auteur » celui qui, quelles que soient l’origine et les conditions de production de son film (grand studio, production indépendante, scénario d’autrui, commande…), imprimait son style et sa vision par la seule grâce de la mise en scène, du filmage et des figures de style utilisées Hitchcock et Hawks en étaient les deux exemples emblématiques. Aujourd’hui, est qualifié d’auteur celui qui écrit ses propres scénarios et qui possède une thématique constante, ce qui fait beaucoup de monde et qui n’a plus rien à voir, il faut bien le dire, avec l’acception hitchcocko-hawksienne du terme. Biette se livre donc à un toilettage sémantique indispensable et propose une redéfinition des mots « réalisateur, metteur en scène, auteur et cinéaste » à laquelle nous souscrivons totalement, « cinéaste » étant la catégorie la plus rare et qui nous est la plus précieuse. On résumera (très grossièrement) l’hypothèse biettienne : est cinéaste celui qui, dans un film, propose une vision du monde et une vision du cinéma singulières, avec toujours un tant soit peu plus de monde que de cinéma. Pour de plus amples développements, notamment sur la distinction réalisateur/metteur en scène/auteur/cinéaste, on vous renvoie au livre, pur bloc d’intelligence en marche. Dès lors, peut-on dire qu’il y a plus de cinéma dans un texte de Biette ou de Truffaut que dans les filmos intégrales de messieurs Leconte et Tavernier ? On peut.
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Le Plaisir des yeux, écrits sur le cinéma (Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma), 380 pages, 79 f.
Qu’est-ce qu’un cinéaste ? (P.O.L., Trafic), 153 pages, 99 f.
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