Qu’est-ce qui se joue dans la littérature ? Qu’est-ce qui résiste et confère à l’œuvre sa force et sa grâce ? Dans un recueil de dix essais, le philosophe italien Giorgio Agamben interroge l’acte de créer.
Mondialement connu pour sa tétralogie politique Homo Sacer, œuvre de théorie politique majeure, Giorgio Agamben réactivait ce concept qui désignait, dans la Rome antique, une personne exclue de la cité et ne disposant plus d’aucun droit civique, donnant ainsi un statut aux réfugiés politiques de notre époque comme aux déportés d’hier.
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Livre plus court mais non moins important, Le Feu et le Récit est un recueil d’essais inédits, écrits entre 2010 et 2012, où Agamben se penche sur ce geste qui, de la peinture au roman en passant par la poésie, constitue un “mystère” autant qu’un “acte de résistance”.
“Le lieu et la formule”
Le livre s’ouvre sur une parabole tirée de la mystique juive. Dans la tradition, quand le rabbin avait “une tâche difficile devant lui, il allait à une certaine place dans les bois, allumait un feu, méditait en prière. Et ses difficultés disparaissaient.” Une génération plus tard, un autre homme se trouvant dans une situation semblable alla au même endroit. Il ne put allumer le feu et ne se souvenait plus des méditations secrètes du rabbin. Mais il savait là où ça s’était passé. “Et cela suffit.”
Et puis, au fur et à mesure, plus personne ne sut ni les paroles prononcées, ni le lieu où cela s’était passé. “Mais nous pouvons raconter l’histoire de comment cela s’est fait. Et encore une fois, cela suffit.” Agamben en tire une allégorie de la littérature : “L’humanité, dans le cours de son histoire, s’éloigne toujours d’avantage des sources du mystère et perd peu à peu le souvenir de ce que la tradition lui avait enseigné sur le feu, sur le lieu et la formule – mais les hommes peuvent encore raconter l’histoire de tout cela.”
“Eclats d’une lumière noire”
Cette histoire, la “mémoire de la perte du feu”, c’est la littérature. Si elle s’est, avec le XIXe siècle, “défaite de toute contenu mythique et de toute perspective religieuse”, cette part de mystère n’en reste pas moins essentielle, comme les “éclats d’une lumière noire”. Les grands auteurs en sont conscients : Anna Karénine, Isabelle Archer (dans Portrait de femme de Henry James) et Emma Bovary peuvent être considérées comme autant de figures désespérées d’“une vie qui a perdu tout son mystère”.
Aujourd’hui, se désole-t-il, “les écrivains ne semblent plus s’aviser de ces blessures. Ils avancent comme aveugles et muets sur l’abîme de leur langue et n’entendent pas la plainte qui monte, ils croient utiliser la langue comme un instrument neutre et ne perçoivent pas le bégaiement rancunier qui exige la formule et le lieu.”
“Je préfèrerais ne pas”
Si le texte “Qu’est-ce que l’acte de création ?” reprend le titre d’une conférence prononcée par Gilles Deleuze à Paris en 1987, l’essai propose une toute autre hypothèse au sujet de l’art que celle de l’auteur de Capitalisme et Schizophrénie. S’appuyant sur Aristote, Kafka ou encore Malevitch, Agamben identifie la puissance – ou plutôt la puissance-de-ne-pas – comme le fait même de l’artiste. Libre arbitre du créateur, poussé à son paroxysme par Bartleby (“je préfèrerais ne pas”).
Agamben est lumineux. Il développe sa pensée avec grâce, dans un style qui mêle poésie et philosophie, métaphysique et exemples concrets. Il écrit ainsi sur ce qui advient quand on passe du livre à l’écran (“avant et après le livre”) en rappelant la révolution que constitua il y a plusde deux mille ans le passage du volumen, le rouleau de l’Antiquité classique qu’on déroulait horizontalement, au rotulus, déroulé verticalement puis au codex, avec ses pages, de l’ère chrétienne.
“L’effacement de l’œuvre”
Nos outils numériques contemporains se situent quelque part entre eux, par leur matérialité paradoxale (on ne voit jamais l’écran de notre ordinateur en tant que tel, car il est toujours rempli de caractère ou d’images). “Il s’agit de mettre en question la manière dont nous pensons d’habitude, non seulement l’acte de création mais aussi l’œuvre achevée et le livre dans laquelle elle prend forme.”
Plus loin, le philosophe s’interroge, en s’appuyant sur le travail de René Daumal, sur la façon dont la production d’une œuvre littéraire peut être considérée avant toute chose comme un “travail sur soi, visant à se transformer ou à se recréer”. D’Arthur Rimbaud à Dada, il dresse alors la généalogie de “l’effacement de l’œuvre”, son abolition ou son dépassement par les avant-gardes.
Des pages magnifiques reviennent sur ces chefs-d’œuvre méconnus, car inachevés, “s’autodétruisant” comme il l’écrit : le roman Pétrole de Pier Paolo Pasolini, le Nuovo Commento de Giorgio Manganelli ou encore le fameux Livre resté à l’état de projet, irréalisable, de Stéphane Mallarmé. En éclairant l’acte de création par les mystères de la langue et nos dilemmes moraux les plus contemporains par la théologie du Moyen Age, Giorgio Agamben confirme qu’il reste un penseur hors norme, antidote précieux à toute pensée sclérosée.
Le Feu et le Récit (Bibliothèque Rivages), traduit de l’italien par Martin Rueff, 156 pages, 16,50 €
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