Avec l’album de reprises Both sides now, fastueuse évocation d’un siècle de mélancolie, Joni Mitchell signe paradoxalement son œuvre la plus intime. Une ouverture résolument dramatique, presque opératique dans son faste théâtral, explorant toutes les potentialités expressives de l’orchestre symphonique en quelques accords sombres et menaçants des cuivres, savamment spatialisés. Une “profondeur de champ” où […]
Avec l’album de reprises Both sides now, fastueuse évocation d’un siècle de mélancolie, Joni Mitchell signe paradoxalement son œuvre la plus intime.
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Une ouverture résolument dramatique, presque opératique dans son faste théâtral, explorant toutes les potentialités expressives de l’orchestre symphonique en quelques accords sombres et menaçants des cuivres, savamment spatialisés. Une « profondeur de champ » où s’engouffrent instantanément les cordes en coulée fluide déferlante, voluptueusement enveloppantes, superposant aussitôt à cette scène, à peine évoquée, une autre mythologie qui serait quelque chose comme le fantasme de l’âge d’or d’Hollywood, la haute sophistication de ces partitions pour le cinéma mettant en œuvre cette esthétique du voilé/dévoilé génératrice de mystère et d’érotisme. Et puis la voix, cette voix, de plus en plus insituable, sortant des limbes, étonnamment profonde, habitée, murmurant, frissonnante, « You’re my thrill… », avec en fin de phrase cette très légère inflexion qui, sans ostentation ni effet de mimétisme, évoque irrésistiblement le fantôme de Billie Holiday. Où sommes-nous ? En quelques mesures à peine, le nouveau disque de Joni Mitchell, dans ce feuilleté d’influences magnifiquement orchestrées, cette superposition savante de scènes et de mythologies, réussit le pari de nous faire perdre nos repères en nous plongeant dans une sorte de hors-temps nébuleux. Certes, Joni Mitchell, tout au long de sa sinueuse trajectoire, nous a habitués à jouer ainsi sur la confusion et l’indécision infléchissant ses folk-songs nues et mélancoliques vers une musique de plus en plus luxuriante et sophistiquée, très fortement marquée par la richesse harmonique du jazz. C’est dans cet indéfini que s’est épanoui son univers profondément personnel, ne se contentant pas de grappiller çà et là quelques effets superficiels en une fusion factice, mais se développant en strates successives dans une intégration patiente des genres et idiomes empruntés, les transformant en matière propre, les marquant chaque fois résolument de son style. Au point d’ailleurs de souvent leur ouvrir en retour d’inédites perspectives (on ne dira jamais assez l’influence secrète d’un disque comme Hejira sur la scène jazz des années 80-90).
Mais Both sides now va plus loin encore. Et ce pas « au-delà » l’emmène irrémédiablement ailleurs. Comme si, à force de dériver sur le fil, de flirter librement avec les limites, Joni Mitchell était passée de l' »autre côté ». Puis en était revenue, avec cette musique de nulle part d’une indéfinissable et troublante beauté. Bien sûr, du fait même du répertoire, ces standards pour la plupart marqués à jamais par l’interprétation d’artistes légendaires, c’est au jazz que ce disque se réfère le plus directement. Mais sans nostalgie ni maniérisme aussi éloigné, dans son esthétique, du glacis académique d’une Diana Krall que de la démarque dandy et passablement kitsch de Bryan Ferry.
Car ce que Joni Mitchell livre ici, dans cette effusion lyrique ininterrompue, s’avère être définitivement moins de l’ordre du fantasme que du vécu. Ce qu’elle projette d’elle-même, en habitant ainsi la voix des autres et en revisitant la sienne, trente ans plus tard, c’est sa part d’ombre la plus secrète, ses désirs les plus enfouis.
Qu’entend-on finalement ? Un grand orchestre aux arrangements somptueusement crépusculaires, habillant de nuit des chansons mélancoliques aux tempos immensément dilatés d’où surgissent les interventions sobres et inspirées de grands jazzmen comme Wayne Shorter ou Herbie Hancock ; mais surtout une voix exceptionnelle, entre chien et loup, extraordinairement musicale et expressive, définitivement émancipée de toute influence, souple et féline dans ses inflexions, et simultanément creusée de remous, hantée de mélancolie, animée d’une vie pulsionnelle souterraine, d’une épaisseur émotionnelle ineffable… Plus que jamais, Joni Mitchell est une artiste de l’entre-deux monde.
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