“La marginalisation du cinéma” : le titre frappe fort et apparait dans la dernière livraison de Trafic (n°103), la revue de cinéma fondée en 1991 par Serge Daney. Son auteur, Kent Jones, est un éminent critique américain, l’assistant de longue date de Martin Scorsese, il a coécrit des scénarios avec Arnaud Desplechin et à réalisé […]
Le septième art est-il en voie de marginalisation dans la culture de masse ? C’est la thèse mélancolique du critique américain Kent Jones, alors que le critique français Patrice Blouin considère joyeusement que le cinéma n’est pas plus important que la télévision dans l’histoire de l’industrie de l’audiovisuel.
« La marginalisation du cinéma » : le titre frappe fort et apparait dans la dernière livraison de Trafic (n°103), la revue de cinéma fondée en 1991 par Serge Daney. Son auteur, Kent Jones, est un éminent critique américain, l’assistant de longue date de Martin Scorsese, il a coécrit des scénarios avec Arnaud Desplechin et à réalisé un documentaire sur la relation Hitchock-Truffaut : un pédigree qui donne d’emblée une certaine force à son propos.
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Le cinéma assiégé
Dans un premier temps de son texte, Kent Jones fait le constat que le cinéma tel qu’il l’aime (celui des films d’auteurs et/ou hollywoodiens projetés en salles, comme Cabaret de Bob Fosse qui l’a marqué quand il était adolescent) a perdu de sa superbe sous l’effet dévastateur cumulé de la révolution numérique, de la multiplication des écrans, des effets spéciaux, d’internet, de l’essor de l’industrie des séries, et de la focalisation grandissante sur l’aspect financier par ceux qui tiennent les rênes du grand business des images. Les effets conjugués de l’ultralibéralisme et du numérique ont finit par tout bouleverser petit à petit sans qu’on y prenne toujours garde. Jones cite plusieurs scènes (dont il fut témoin) de producteurs méprisant les réalisateurs ou s’inquiétant qu’un cinéaste se mette à parler de style, d’idées formelles.
Dans un deuxième temps, Jones admet que le cinéma y met un peu du sien, qu’il y a peut-être moins de bons films qu’auparavant. Il se livre à une brève historiographie critique, montrant que l’évaluation d’un film évolue avec le temps, que les époques, les goûts et le sens des mots n’arrêtent pas d’évoluer. Ainsi, qu’entend-on par « style »? Jones précise : « le style d’un film de 100 minutes et celui d’une série télé sont deux choses très différentes. Mad men, aussi brillante soit la série, dispose d’un ‘modèle type’ de style ». Si l’on comprend bien Jones, les séries seraient préformatées alors que l’esthétique d’un film s’insère dans l’écologie générale du film qui tend « vers un point final déterminé ».
Au final, Jones compare les critiques de cinéma aux hommes-livres du Farenheit 451 de Truffaut, les derniers dépositaires d’un savoir qui s’estompe alors que le cinéma tient aujourd’hui une place comparable à celles « de la poésie, de la danse et de la musique orchestrale ». Mais si Jones campe avec une certaine mélancolie dans le camp du cinéma, il termine sur une note positive en retournant sa mélancolie en espérance. Selon lui, si le cinéma s’affaiblit économiquement et symboliquement, il n’est pas prêt de mourir. « La marginalisation du cinéma assurera son salut » conclut-il de façon sybilline.
Eloge de l’audiovisuel
Aux yeux du critique français Patrice Blouin, Kent Jones est peut-être l’un des derniers dinosaures amoureux d’une « vieille chose épuisée », le cinéma. Dans Les Champs de l’audiovisuel (éditions MF), un ouvrage très savant sous influence Barthes et Skorecki, il s’essaye à une histoire des images en mouvements qu’il nomme l’audiovisuel et dans laquelle le cinéma ne tiendrait pas une place plus importante que la série télé, le clip ou la téléréalité (des Sopranos à Loft Story). D’une certaine manière, Blouin (ancien collaborateur régulier des Inrocks) rejoint Jones dans le constat que le cinéma est ou deviendrait minoritaire. Mais là où Jones semble regretter une splendeur passée et une position centrale du cinéma, Blouin parait prendre un plaisir carnassier à déboulonner le septième art de son socle magistral, à redéfinir l’historiographie et les hiérarchies installées, comme s’il voulait faire payer au cinéma son siècle de domination économique et symbolique.
L’industrie de l’audiovisuel que chérit Blouin fabrique certes nombre de produits aussi impressionnants et rutilants qu’une Mercedes ou un Iphone, elle recèle aussi parfois de l’intelligence, de l’habileté, c’est certain, mais offre-t-elle ce qui fait la spécificité précieuse du meilleur cinéma : une forme qui exprime une pensée, une vision, un regard sur le monde ? L’industrie audiovisuelle est toujours du côté du pouvoir et des dominants, le cinéma l’est sans doute aussi mais pas toujours : il a régulièrement abrité une part de lui-même qui est du côté des minoritaires, des dominés, des radicaux, des insurrectionnels, des ingérables (on parle des artistes, pas de scénarios à la Loach : ainsi, imagine-t-on des Pasolini, des Eustache, des Tarkovsky, des dans le business de la série télé ou de la téléralité ?). C’est la beauté spécifique du cinéma et son honneur et c’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre la conclusion de Kent Jones. Depuis longtemps, régulièrement, on annonce la mort du cinéma, sa ringardise, son obsolescence, sa vieillesse et pourtant, chaque année, la France produit 250 films (dont un tiers de 1ers films) et en distribue 700 de diverses régions du monde. Dresser la liste des cinéastes intéressants en activité serait aussi long que ce papier. Soyons sûr que le cinéma se remettra de ces augures mélancoliques ou minorants.
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