En décembre 1965, les Who publient My Generation, un premier album explosif, à l’unisson de la jeunesse britannique de ces années-là. Une genèse détonante pour un résultat qui ne l’est pas moins.
Au fond, quelque chose comme un troupeau de bisons pris de panique alors qu’un bombardier vient de décoller dans leurs dos. Keith Moon, batterie. A sa gauche, un hélicoptère qui scalpe l’écume d’une poussière électrique avant de se mettre en torche et d’aller en kamikaze se fracasser contre le mur du son. Pete Townshend, guitare. A droite, un genre d’avion fureteur dont les loopings en rase-mottes s’accompagnent d’un grondement de fin du monde ou de lupanar romain. John Entwistle, basse. Au centre, une sirène d’avertissement aux aigus cinglants qui peut se transformer en bégaiements de machine gun. Roger Daltrey, chant.
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Tels sont les Who à Woodstock en 1969, Attila au pays des merveilles, Lucifer qui tape l’incruste dans la Cène. Difficile d’imaginer que ce même groupe représentait seulement cinq ans plus tôt l’idéal mod, ces middle class heroes amphétaminés et hyper-stylés qui ne plaisantaient pas avec les coupes de cheveux (ultra-courtes), le nombre de boutons sur les vestes bespoke et la concision dans tout, notamment dans la musique.
A la progression harmonieuse des Beatles ou des Kinks, à la régularité sans accroc des Rolling Stones et à la foi jamais trahie des Small Faces ou des Yardbirds, les Who opposent un parcours décousu, rapiécé, contradictoire, soumis à des changements radicaux d’ambitions et nourri par une agitation intestine permanente. Tous les groupes ou presque naissent et évoluent comme des couples, passent vite du flirt à l’amour fusionnel et se déchirent généralement quand l’ego l’emporte sur l’égalité.
Chez les Who, on se déteste cordialement d’entrée, et c’est sur la longueur que l’on apprendra à se supporter, à accommoder des contraires a priori irréconciliables et à faire de ces tensions aux voltages élevés la turbine d’une énergie scénique incomparable. Ce royaume désuni demeure à ce jour l’un des terrains d’expériences, de jeux et de batailles les plus fertiles et fascinants de l’histoire du rock.
Les débuts avec The Detours
Du “hard pop”, voilà comment Pete Townshend tente de décrire le son des Who au milieu des années 1960. Assez finement, il a détourné le terme hard bop qui estampilla dans les fifties un jazz revenu aux fondamentaux rythmiques, remontant jusqu’aux racines africaines mais sensible en parallèle à la pulsion du rhythm’n’blues qui avait jailli à ses côtés. Townshend en connaît un rayon en jazz, par son grand-père, ancien compositeur qui a signé quelques airs légers avant-guerre, et surtout par son père, qui a joué du saxophone dans divers orchestres, notamment ceux de la Royal Air Force et de la BBC.
Par atavisme, le jeune Pete commence donc à jouer du banjo dans le groupe de jazz formé avec un collègue bien plus doué qu’il a rencontré dans la foule de l’école d’Acton, dans cet Ouest londonien prolo où ceux qui ont étudié la musique sont plus rares que ceux qui perdent leurs dents dans les bagarres de rues. John Entwistle est, à l’échelle de leurs 15 ans, un véritable virtuose. Et même s’ils se contentent de jouer du dixieland sans prétention, la vélocité de John impressionne Pete, tout comme son flegme derrière l’instrument, pendant que lui reste noué et comprimé comme une jeune racine cherchant la lumière.
Trois rues plus loin, Roger Daltrey est un petit caïd de Shepherd’s Bush, un Teddy Boy à tête de bois qui s’est fait virer de l’école en 1962 et s’est trouvé contraint d’entrer à l’usine comme ouvrier métallurgiste. Le week-end, il expulse sa colère derrière une guitare de fabrication artisanale avec son groupe, The Detours, qui a débuté en jouant du skiffle puis s’est vite converti au jazz et aussi rapidement au rock’n’roll.
En fait, pour obtenir des engagements dans les clubs et se faire connaître, le groupe choisit de présenter un répertoire le plus varié possible, qu’il défouraille à la demande. Daltrey repère Entwistle dans la rue, un jour où celui-ci trimballe sa basse – le nouvel instrument qu’il a ajouté à sa panoplie. Les Detours ont besoin d’un bassiste, et l’affaire est conclue. Quelques mois plus tard, Townshend sera à son tour intronisé comme second guitariste, avant que Daltrey ne bifurque vers le chant et que l’ossature des futurs Who ne commence à se dessiner.
Et Keith Moon fit son entrée…
Leur répertoire s’affine alors en direction du blues ; ils tentent également de reprendre (en vain) les premiers succès des Beatles, nouvelle sensation nationale, et continuent d’explorer le jazz, souffrant encore quelques mois de cette pesante indécision. Même flottement à propos du nom du groupe, dont ils doivent se débarrasser car une autre formation moins obscure est déjà baptisée The Detours. Accueilli d’abord comme une blague, le nom The Who (“les qui”) proposé par un ami est adopté, plus volontiers en raison de son dynamisme à l’oreille et de sa graphie que pour sa signification.
Reste un élément qui pose problème : le batteur Doug Sandom, qui est beaucoup plus âgé que les autres – cette différence déplaît à certains tenanciers des clubs où ils jouent. Grand prince, Sandom s’efface de lui-même, et c’est alors que surgit une petite tornade aux yeux ronds comme deux pleines lunes miniatures, ce qui tombe bien puisqu’il s’appelle Keith Moon. Il joue dans un groupe de surf mais cherche à en échapper, alors il alpague carrément Daltrey à la fin d’un concert avec ces mots typiques de la cocasserie moonienne : “Si vous cherchez un batteur, sachez que je suis encore meilleur que celui que vous allez trouver.”
Il suffira aux Who de l’entendre moins de vingt secondes pétarader derrière les fûts – qu’il détruit à moitié – pour admettre qu’il avait raison. “Sans lui, dira plus tard Daltrey, les Who étaient comme un moteur V8 marchant sur six cylindres. Avec lui, nous sommes passés du stade d’imitateurs à celui de créateurs.”
Leur répertoire, essentiellement constitué de reprises survoltées de James Brown (Please, Please, Please, I Don’t Mind, Shout and Shimmy), de Bo Diddley (I’m a Man) et de la triplette magique de la Motown, Holland-Dozier-Holland (Leaving Here, Heat Wave), commence à se garnir de compositions originales dont Pete amène l’essentiel, texte et musique. Des chansons cinglantes qui embarquent dans leur folle cavalcade toute la hargne d’une certaine jeunesse anglaise, celle des quartiers ouvriers, qui veut prendre son tour dans le manège du Swinging London. Qui entend surtout y foutre le bazar.
Des High Numbers fracassants
Un homme a flairé le potentiel incendiaire des Who, et surtout la possible greffe à opérer entre l’attitude du groupe et celle des Mods, qui manquent justement d’une formation leader pour les incarner dans les hit-parades. Mod lui-même, Peter Meaden joue des coudes pour faire office à la fois d’impresario et de songwriter dans le groupe qu’il suggère de rebaptiser The High Numbers, un nom plus parlant pour les Mods.
Un 45 tours, I’m the Face, voit même le jour au cours de l’été 1964, avec des chansons que Meaden a honteusement piquées à des bluesmen, se contentant d’en modifier les paroles. Le single est un bide, mais les High Numbers sont parvenus à aimanter sur leur réputation scénique une partie du public mod, prêt à s’étourdir dans le fracas des guitares.
Un soir, par inadvertance, Pete Townshend fracasse en effet le manche de sa guitare contre le plafond trop bas du Railway, le club où ils se produisent régulièrement, et aussitôt le bruit court dans Londres qu’un groupe ose pousser la sauvagerie jusqu’à détruire ses instruments sur scène. C’est grâce à l’écho de cette petite légende urbaine que le destin des quatre lascars de Shepherd’s Bush va se trouver bouleversé à jamais.
Un garçon bien mis et bien éduqué, à l’accent d’Oxford parfaitement ourlé, débarque un jour dans cette cage aux fauves du nord-ouest de Londres à la recherche d’une proie bien précise. Il se nomme Kit Lambert, il est le fils d’un compositeur classique, Constant Lambert, et il cherche un groupe pour tourner un film sur l’effervescence rock’n’roll, se colletant ainsi tous les soirs les pubs et salles miteuses autour de la capitale anglaise.
Lorsqu’il découvre les High Numbers, fidèles à ce qu’il attendait de ces petites gouapes, il alerte immédiatement son associé dans l’affaire, Chris Stamp, le frère de l’acteur Terence Stamp. Ils tiennent à l’évidence LE groupe. Ils ne jouent pas encore très juste, mais le batteur est fantastique, le chanteur possède un charisme unique derrière ses yeux bleus, le bassiste a un jeu original et le guitariste tape sur les cordes et le corps de son instrument comme s’il cherchait à lui faire avouer des péchés de toutes sortes. Le film ne verra jamais le jour, mais Lambert et Stamp, préférant embrasser une carrière de producteurs et managers et abandonner celle de documentaristes, vont prendre en main la destinée de ce phénoménal quatuor.
Le véreux Meaden est poussé vers la sortie, et les Who retrouvent leur identité d’origine, selon la volonté de Stamp et Lambert qui estiment que le nom monosyllabique se prête à merveille à la déclinaison graphique mod avec flèches, cocardes et lettrages stylisés. Les Who ne doivent pas traîner, car ils sont partis plus tard que la plupart de leurs concurrents de l’époque, autre baby-boomers qui refont à coups de décibels et de refrains abrasifs le portrait de l’Angleterre des années 1960. C’est pour cette raison qu’ils s’adressent directement à Shel Talmy, le producteur qui a permis aux Kinks de décrocher la timbale dès leurs premiers singles.
Une formule magique
Monté en neige par Talmy et en épingle par Stamp et Lambert, le premier single des Who composé par Townshend, I Can’t Explain, atteint une encourageante huitième place des charts en avril 1965, au moment où le groupe est en studio pour enregistrer le second, Anyway, Anyhow, Anywhere. Redoutablement efficace mélodiquement, ce morceau se distingue de la norme du moment par un long passage instrumental qui lui perfore les entrailles, une improvisation chaotique qui détermine chacun des musiciens comme un leader cherchant à challenger – entendre “à castagner” – les autres.
Pete Townshend, interviewé par le NME en juin 1965 : “Il n’y a aucune retenue à l’intérieur du groupe. Chacun est tel qu’il est, et les autres doivent faire avec. On dit ce qu’on veut quand on veut. Si on n’aime pas ce que l’un d’entre nous est en train de faire, on le dit. Il arrive que nos personnalités entrent violemment en conflit, et dans la vie nous ne sommes pas particulièrement amis, mais peu importe. Si on se montrait plus conciliants, nos performances auraient moins de puissance. On joue simplement comme on le sent.” Et Roger Daltrey d’embrayer, dans la même interview :
“Des engueulades ? Il y en a sans arrêt, mais c’est ce qui affûte notre jeu. On possède des tempéraments explosifs, et ce groupe, c’est comme l’attente d’une bombe sur le point d’exploser.”
La bombe My Generation
La bombe explose finalement à l’approche de Noël ; elle a pour nom My Generation, et il n’est guère besoin d’un dessin pour en expliquer la déflagration. Numéro 2 en Angleterre et véritable hymne des moins de 25 ans qui défilent sur Carnaby Street et débarquent en meutes scooterisées sur les plages de Brighton ou de Blackpool, la chanson martèle aussi dans les esprits ce slogan qui inquiète les profs et les parents, remontant jusqu’aux royales oreilles de Buckingham : “J’espère que je mourrai avant d’être vieux.” Quelques semaines auparavant, le Satisfaction des Stones avait déjà crevé un abcès, et voilà maintenant que les Who y jetaient carrément de l’acide.
Sur la pochette de l’album My Generation, les Who sont photographiés en plongée aux côtés de bidons d’essence. L’urgence est le carburant de ces pétroleurs qui n’ont pas eu besoin de plus d’un après-midi pour mettre à feu ces douze chansons (neuf originales, deux reprises de James Brown et une de Bo Diddley), c’est en tout cas ce que prétend ce fanfaron de Daltrey. Encore sous perfusion rhythm’n’blues, comme en témoigne d’entrée le vigoureux Out in the Street, le quatuor laisse toutefois percer sa nature cachée de machine pop.
Derrière la panoplie de bad boys drapés dans l’Union Jack, on sent déjà poindre avec La-La-La-Lies ou The Kids Are Alright l’énorme potentiel mélodique qui va bientôt éclabousser la planète. L’avènement concomitant du Swinging London et son hédonisme stylé va favoriser la popularité d’un groupe qui, contrairement à ses aînés Beatles, Stones ou Kinks, n’a pas tâtonné longtemps avant de trouver sa formule magique. Avec l’espèce de sabbat sonique qui conclut l’album (The Ox, une improvisation instrumentale transpercée de larsens), il devance même de plusieurs saisons la grande foire psychédélique. Leur génération leur doit quelques frissons et convulsions incomparables.
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