Dans son nouveau livre, la journaliste Sophie Bouillon a arpenté les trottoirs de Pigalle, les maisons closes suisses ou le bois de Boulogne pour recueillir les témoignages de celles qui vendent leur corps. Elle en tire un livre, série de portraits bouleversants, qui aident à mieux comprendre ce milieu trop souvent stigmatisé.
Elle est belle, jeune, un peu insolente. Camilla a 19 ans et partage sa vie entre une cité HLM de Marseille et un bordel de Genève. Ce soir-là, elle est intriguée par la présence de cette journaliste un peu trop habillée. Que vient-elle faire là, cette femme à peine plus âgée qu’elle, à la regarder travailler ? A la fin du reportage, elle lui demande : « Quand tu nous regardes là, quand tu nous vois dans ce bordel, tu penses quoi de nous ? ». La question laisse Sophie Bouillon pantoise. Elle bredouille quelques mots et s’en va.
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“J’ai besoin d’écarter les cuisses pour m’acheter de l’alcool et j’ai besoin de l’alcool pour oublier que je les ai écartées”
Mais la phrase de cette jeune prostituée va la hanter. La journaliste s’était rendue au Venusia pour faire une série de reportages commandés par la Radio Suisse Romande. Après tout c’est vrai, que pense-t-elle de ces femmes, des ces prostituées, de ces « putes » ? Que peut-elle bien faire, à 3 heures du matin, affalée sur un canapé, entourée de splendides filles en string, avec son stylo et son calepin ? C’est pour tenter d’y répondre que Sophie Bouillon va finalement écrire un livre. Dans Elles, elle fait parler ces femmes, toutes différentes, toutes un peu ravagées et en tire une série de portraits intimistes et terrifiants, depuis le bois de Boulogne aux clubs de Pigalle, en passant par les réseaux nigérians.
On fait ainsi connaissance avec « Zaza », la Nantaise, qui s’est détruite de l’intérieur. « J’ai besoin d’écarter les cuisses pour m’acheter de l’alcool et j’ai besoin de l’alcool pour oublier que je les ai écartées », confie-t-elle dans le livre. On suit Mélanie, témoin dans le procès DSK et ancienne de Dodo la Saumure, qui a « fait les vitrines de Gand, les maisons closes de Tournai, les bordels de Bruges, où les clients et les employeurs la forçaient à faire des fellations sans capote ». Cette même Mélanie, dont la mère, dès 5 ans, « lui promettait déjà un avenir de pute, parce qu’elle ne savait pas bien faire le ménage ».
« Quand on a faim, on accepte n’importe quoi »
D’autres, comme Precious, s’en sont sorties. Cette Nigériane a réussi à fuir l’Italie et ses bords de route pour atterrir dans un foyer en banlieue parisienne, dans lequel elle s’entasse avec ses trois enfants et son mari. « Quand on a faim, tellement faim qu’on se dit qu’on va peut-être mourir, on accepterait n’importe quoi », tente-t-elle d’expliquer. Une autre, Laurence, a décidé de témoigner devant le Sénat, qui prépare une loi sur la prostitution. « Si vous m’aviez interrogée au moment où j’étais dans la prostitution, je vous aurais dit que c’était un choix, lance-t-elle. Au moment où on est dedans, qu’est-ce que vous voulez qu’on dise ? Il n’y a que le poisson qui ne sait pas qu’il est mouillé, parce qu’il vit dans l’eau ». Elle tombe malade à chaque fois qu’elle doit raconter son histoire.
Sophie Bouillon est une habituée des terrains difficiles. A 25 ans, elle a été la plus jeune lauréate du prix Albert Londres [un des plus prestigieux prix de journalisme ndlr]. Après avoir passé plus de cinq ans en Afrique du Sud, elle est de retour en France. « Je n’avais pas vraiment d’idée sur la prostitution, avoue-t-elle. J’étais même un peu vieille France, considérant ça comme un mal nécessaire. Et vivant en Afrique, j’étais très éloignée des débats féministes en France ».
Après trois mois à arpenter les trottoirs et à recueillir des témoignages, sa position a évolué. « J’ai vu que la prostitution n’était pas heureuse », indique-t-elle. Pour autant, pas question de prendre position dans le débat sur la pénalisation du client. « Les choses sont très compliquées. Je suis journaliste, je veux donner au lecteur des clefs de compréhension. Je ne suis pas là pour donner un avis », tranche-t-elle.
Commentaires de clients d’escort
Les clients d’ailleurs, elle leur accorde même un chapitre. Pour qu’ils s’expliquent, pour tenter de percer « pourquoi ». Plusieurs hommes ont accepté de témoigner. Un vieil ami lui assure qu’il a « donné du plaisir » à la fille qu’il avait payée. « C’était sans doute sa manière de se déculpabiliser de ‘sa connerie' », écrit la journaliste. Elle a aussi été glaner les commentaires en dessous de certains profils d’escort. Comme celui qui se plaint d’une fille, « rétive au toucher plus… approfondi » et qui tente de comprendre. « Si elle avait enchaîné les rendez-vous dans la journée, peut-être commençait-elle à surchauffer ! Smiley ». Et la journaliste de préciser : « j’ai vraiment pris les plus soft ».
Parmi toutes ces rencontres, Camilla reste l’un des plus marquantes. « Sa question, savoir ce que je pensais d’elle, a porté le livre, raconte-t-elle. Camilla n’était pas comme les autres. Il y avait de la complicité entre nous. Elle attendait que je lui dise : ‘Je ne te juge pas’. Mais ça, je l’ai compris après. » Sophie Bouillon marque une pause. « Ce livre, finalement, c’est un peu la réponse que je n’ai pas su lui faire ».
Sophie Bouillon, Elles, les prostituées et nous éditions Premier Parallèle. Version numérique à 5,99 € et version papier à 14 € (sur commande à lalibrairie.com ou en librairie)
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