Pour gouverner et légitimer son action, le président russe Vladimir Poutine s’inspire à tout-va du patrimoine romanesque et philosophique russe. Ou comment instrumentaliser les livres pour servir ses intérêts impériaux.
S’il ne prétend pas au statut d’intellectuel et si le sport, surtout le judo, suffit à définir chez lui un caractère et un tempérament de combattant, Vladimir Poutine lit des livres. Moins pour le pur plaisir esthétique d’explorer le grand style de la littérature russe à travers les âges que pour l’usage politique qu’il peut en faire à la tête de son empire. Sonder le cerveau de Poutine, comme s’y essaie Michel Eltchaninoff dans son essai sur les origines intellectuelles du chasseur de tigre, c’est voyager de manière erratique et cynique dans le patrimoine littéraire russe. Comme si les écrivains pouvaient orienter et légitimer un geste politique brutal et autocratique.
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Un mille-feuille idéologique où se mêlent Dostoïevski et Soljenitsyne
Dans la tête de Poutine, des spectres flottent, comme autant de pièces maîtresses d’un jeu habile consistant à flatter les grands esprits d’antan pour, à partir d’eux, construire un discours fédérateur. Plutôt que de puiser dans l’oeuvre d’un seul auteur, Poutine combine les sources, croise ses lectures pour édifier une sorte de mille-feuille idéologique où la crème d’un Soljenitsyne se mêle à la pâte feuilletée d’un Dostoïevski. Souvent confus et malhonnête dans l’usage détourné de ses influences, Poutine s’accroche surtout à deux piliers théoriques : l’idée d’empire et l’apologie de la guerre. Contre le courant occidentaliste qui depuis Pierre le Grand veut raccrocher la Russie moderne à l’Europe anti-impériale, Poutine se rattache au courant opposé, le slavophilisme, qui promeut le génie russe. Dans ce cadre slavophile, c’est le philosophe Nicolas Danilevski (1822-1885) qui est devenu le principal inspirateur de la politique poutinienne, aux côtés d’autres auteurs, comme Constantin Leontiev (1831-1891), le “Nietzsche russe”. Dans la tête de Vladimir Poutine, un gloubi-boulga idéologique s’est ainsi construit, sorte de syncrétisme indigeste entre soviétisme de base (sans l’idée communiste), impérialisme blanc, conservatisme, panslavisme et rêve d’une Eurasie, métacontinent pendant de l’Union européenne.
Poutine se sert des philosophes russes
Et si personne ne peut savoir ce que Poutine prépare exactement pour l’avenir, on sait qu’il dispose grâce à ces philosophes russes d’“un socle idéologique solide, qu’il décline dans les mots et dans les actes”, au gré des événements. Depuis la guerre contre la Géorgie en 2008, et comme les événements en Ukraine l’ont confirmé depuis, Poutine essaie d’édifier, au-delà même d’un empire, l’idée d’une “voie russe” : une voie quasi spirituelle entre l’Orient et l’Occident, théorisée en 2013 dans une diatribe antioccidentale et antimoderne, où se concentrent tous ses thèmes fétiches, la défense de l’identité russe, les valeurs chrétiennes… Cette façon inédite d’éclairer la personnalité inquiétante de Poutine signifie en tout cas combien la littérature et la philosophie peuvent avoir des effets sur l’exercice du pouvoir, ce qui, chez nous par exemple, n’est plus concevable: il semble impossible de citer les auteurs qui, dans l’histoire, auraient nourri la pensée politique de François Hollande, à part les Mémoires de Saint-Simon et ceux de Valérie Trierweiler !
Dans la tête de Vladimir Poutine de Michel Eltchaninoff (Solin/Actes Sud), 176 pages, 18 €
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