Quels outils puiser en nous pour résister à la violence du monde ? Deux ans après « Les Renards pâles », Yannick Haenel signe un nouveau roman politique, « Je cherche l’Italie », inspiré par quatre années passées au pays de Berlusconi.
Yannick Haenel, c’est une allure d’éternel jeune homme, une douceur, une gentillesse rare qui émanent de sa personne. On pourrait le croire retranché du monde, un romantique perdu dans ses idéaux, confiné dans sa bibliothèque. Il est tout le contraire. A peine arrivé à notre rendez-vous, il attaque : “Il y a eu trois cents morts à Lampedusa, et personne n’en a parlé à part Mediapart. Ça m’obsède. L’Union européenne avait mis en place le plan Mare Nostrum, mais ils l’ont supprimé. Depuis, il y a eu un millier de morts en un an. Lampedusa est le nom d’une infamie européenne. Le roman tourne autour de ce mot.”
“Je voulais parler de l’infamie politique »
Je cherche l’Italie est une forme d’anti-voyage en Italie. Non pas le récit d’un crétin des Alpes qui s’extasie devant les paysages et des lasagnes, mais un geste littéraire hors genre, une méditation autour de la question du politique. Après les polémiques qu’avait suscitées son Jan Karski en 2009, violemment attaqué par Claude Lanzmann, mais aussi premier succès en librairie de l’auteur de Cercle, Yannick Haenel décide de s’installer à Florence avec sa compagne (qui est italienne). Il y passera quatre ans et y écrit Les Renards pâles, un roman manifeste, imaginant une communauté de sans-papiers menant Paris à l’émeute.
A Florence, il se promène, redécouvre Fra Angelico, côtoie des sans-papiers sénégalais sous l’emprise de la Mafia, n’en peut plus de voir Berlusconi partout dans les médias, et se met à écrire ce récit minimal, sous l’influence de Bataille, déambulation aussi géographique que mentale en forme de ressassement : “Je voulais parler de l’infamie politique. Berlusconi, c’est un masque qui représente l’horreur économique contemporaine. Et aujourd’hui, Matteo Renzi, ce n’est pas mieux : c’est l’homme de paille des oligarchies, comme il y en a dans tous les pays européens. L’Italie me faisait penser à la Black Lodge à la fin de Twin Peaks de David Lynch : le nain grimaçant derrière le rideau rouge, qui représente le mal. Sauf qu’ici le rideau rouge, ce sont des murs peints par Fra Angelico, et ce rapport entre la beauté et l’horreur m’intéressait.”
La solitude comme outil de résistance intime
Comment résister face à l’horreur du monde, ne pas se laisser broyer ni accepter de subir ? Si Les Renards pâles mettait en place une communauté, Je cherche l’Italie érige la solitude, le silence, la poésie comme outils de résistance intime. Pas pour autant de repli dandy sur soi, d’apologie de la tour d’ivoire, mais un homme qui écrit comme on dresse un barrage contre le mensonge de la langue politique et la propagande du marché. “Kafka dit qu’il cherche une terre de frontière entre solitude et communauté dans la littérature. La solitude dont je parle, c’est celle de quelqu’un comme moi qui s’est dépolitisé depuis 2002, quand je n’ai pas voulu choisir entre Chirac et Le Pen. Cette élection a été un moment fondateur, c’est l’histoire de notre génération. La question que pose mon livre est : y a-t-il de l’indemne, du non-damné ? Il y a l’amour, bien sûr, il y a aussi l’art, les œuvres les plus vieilles que je passais mon temps à visiter, car elles constituent un moment vivable dans l’invivable. J’ai cherché à multiplier ce lieu où la poésie et le politique se retrouvent. Un point, en soi, où la société dans ce qu’elle a de pire n’a pas de prise sur nous.”
« Je comprends Houellebecq qui dit que la République est morte »
Il se voit bien continuer à écrire des romans politiques parce que “si la littérature s’extraie de la violence du monde, elle ne peut qu’être nigaude”. Yannick Haenel est revenu en France, dont il dit redécouvrir le dépressionnisme ambiant : “En Italie, il n’y a même plus d’hypocrisie au sujet de la République, mais en France, oui. J’étais prof pendant quinze ans dans les banlieues à Paris, mais je me souviens que dans les collèges du Val d’Argenteuil, à Mantes-la-Jolie, dans les années 90, je devais déjà affronter sans cesse des questions religieuses avec les enfants, qui étaient pour la plupart musulmans. La question de la République, là, était désintégrée. Il y a une question politique fondamentale que nous devrions nous poser : la France est-elle un lieu où toutes les populations peuvent se sentir à égalité ? La preuve que non. Après, dire qu’il faut croire en la République, c’est hypocrite. Je comprends Houellebecq qui dit que la République est morte. Mais c’est très difficile à dire. Car si on le dit, on a l’air d’être d’extrême droite. En France, il y a un problème avec les colonies qui n’est pas réglé. Maintenant, on stigmatise les musulmans, mais ce sont des prolétaires. Or il n’y a jamais eu de débat sur la vie des immigrés ici.”
Je cherche l’Italie (Gallimard/L’Infini), 208 p., 17,50 €