Le musicien Bertrand Belin se lance dans l’écriture au long cours avec « Requin » : un premier roman au charme tenace loué par Eric Reinhardt. Rencontre avec un contemplatif.
On connaissait le musicien, figure discrète du rock français, qui nous avait charmé en quatre albums, aux titres parfois énigmatiques comme La Perdue ou Hypernuit, et chez Olivia Ruiz avec Pour te dire tout. On retrouve Bertrand Belin, 44 ans, auteur de Requin, un premier roman à la séduction aussi évanescente et âpre que ses chansons. On pourrait s’étendre à l’infini et à coups de clichés sur la différence entre l’écriture de chansons et celle d’un roman, mais Belin, jeune homme moderne en veste cintrée et jean fuselé noir, règle la question avec le laconisme qui le caractérise : “Dans la chanson, la musique prend sa part de dramatique. Dans l’écriture littéraire, l’air se retrouve dans les silences. Je m’en sers.”
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Requin est à l’avenant : une écriture serrée, une pensée ramassée, l’essentiel en quelques mots. Il faut dire que le narrateur n’a pas le temps de s’épancher ni de tergiverser : c’est un homme qui se noie pendant que sa compagne, Peggy, et leur petit garçon, Alan, jouent sur la plage sans se douter qu’il ne reviendra pas. Sa vie défile à toute vitesse : sa rencontre avec Peggy, sa vie professionnelle frustrante, sa passion des fossiles, la mort de son père, le tout restitué à coups d’images presque irréelles, oniriques, comme dans un long délire, et de réflexions d’un pessimisme stoïque sur la vie. “Etre en train de mourir, être prêt à quitter la vie, permet de poser un discours dont on n’aura pas à supporter les conséquences, de prendre position sur certaines choses sans être un spécialiste. Mon narrateur a l’autorité qu’on prête à un mourant. Il se dit qu’il a dû mal cheminer pour préférer finalement la mort à la vie. Ce qui le sauve, c’est l’humour et le goût du jeu. cela m’a permis d’y intégrer certaines expériences de ma vie.”
L’eau et ses dangers, le risque constant de se noyer ou de perdre des proches en mer, Bertrand Belin, enfant de Quiberon les connaît. Son grand-père, son père ainsi que deux de ses frères ont été pêcheurs sur des chalutiers. “J’ai grandi au bord de la mer, je me sens appartenir à l’eau, avec un rapport aux métiers de la mer et à une mythologie maritime. Je me souviens de la sirène des pompiers qui annonçait en trois coups les accidents de la mer. On attendait un coup, puis deux, et on craignait le troisième. J’ai des copains d’école qui se sont noyés. J’ai une sorte de dette envers la vie maritime à laquelle j’ai tourné le dos.”
« Ma place est dans les bistrots de gueules cassées”
Arrivé à Paris à 18 ans, déjà musicien – dès 13 ans, il joue dans des bars avec son frère des reprises d’Elvis ou de Johnny Cash –, Bertrand Belin travaille dans des supermarchés, joue de la guitare dans le métro, s’installe dans le XXe arrondissement qu’il ne quittera pas. “Je ne souffre pas vraiment du syndrome de transfuge de classes, mais j’y pense beaucoup. Ma place est dans les bistrots de gueules cassées. Je ne suis pas à l’aise dans tous les milieux.”
Requin n’est pas un brusque caprice, mais le fruit d’un désir d’écrire qui remonte à l’adolescence. Une fois le manuscrit terminé, Belin l’a testé auprès de son ami Eric Reinhardt, qui l’a encouragé à le publier : “Une évidence s’est imposée à moi dès les premières pages, nous confie l’auteur de L’Amour et les Forêts. Une sorte d’autorité de la cadence, une hauteur de pensée, un surplomb silencieux, une densité de roche. Tout ce qu’on connaissait déjà par ses chansons, mais que j’ai trouvé ici sous une forme agrandie, amplifiée, tout en restant compacte, altière, énigmatique. Fini la raréfaction des mots, les phrases qui tombent en lambeaux ou qui s’effritent : ici on a souvent de longues périodes parfaites et parfaitement sphériques, qui m’ont impressionné. Ce que j’aime le plus, dans la littérature, Bertrand le donne ici à de nombreuses reprises : la pensée à l’œuvre dans la phrase, moment qui offre le sentiment que ce n’est pas l’auteur qui est intelligent, mais justement sa phrase, la façon dont respire la grammaire, et ça c’est très difficile à obtenir, on le rencontre rarement, c’est même pour moi la marque de la littérature.”
Belin aime Jorge Luis Borges et Henry James, tout Jean Echenoz, la poésie de Jaccottet et celle de Tarkos, la danse contemporaine, toujours le rock américain des 50’s. Il semble immuable, un être sur lequel le temps n’aurait pas de prise, fasciné par les objets “qui nous précèdent et nous survivront. Mon travail est un hommage perpétuel aux choses inertes. Je m’en remets à elles. Je tire un apaisement inouï devant un paysage”. Un contemplatif qui reprendra la route des studios de Sheffield pour enregistrer un cinquième album en mai, et travaille déjà à son deuxième roman.
Requin (P.O.L), 182 pages, 14 €
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