Quand une fanatique de littérature russe parcourt le monde à la recherche d’autres obsédés du genre. Un récit-hommage à Tourgueniev, Dostoïevski et les autres.
« Comment quelqu’un en bonne santé peut-il passer sept ans dans un sanatorium ? C’est la question centrale de La Montagne magique de Thomas Mann, qu’incarne Hans Castorp. Je me pose souvent une question similaire”, avoue Elif Batuman au début des Possédés. “Comment, sans réelles ambitions universitaires, se retrouve-t-on à passer sept ans dans la banlieue californienne à étudier la littérature russe ?”
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Pour cette étudiante d’origine turque, née à New York en 1977, passer de l’anglais à la langue de Pouchkine a de quoi surprendre. Surtout quand on passe carrément aux actes. Sous le vague prétexte d’une bourse d’études, Batuman s’embarque dans un périple en ex-Union soviétique, de Saint-Pétersbourg à l’Ouzbékistan, en passant par l’Europe de l’Est. Elle se découvre ainsi une passion dévorante pour “la littérature russe et ceux qui la lisent”. Ceux qui la lisent, ce sont ces personnages bizarres, érudits, illuminés et parfois même possédés, comme les démons de Dostoïevski. Ainsi de deux cinéastes chinois invités à un colloque sur Isaac Babel, qui vocifèrent comme des dératés lors de la projection d’un film en l’honneur de l’écrivain. Ou de cette académicienne respectable qui passe ses nuits à jouer à la Gameboy.
Les conférences auxquelles la jeune thésarde participe sont un théâtre de l’absurde où l’hilarant le dispute au loufoque. Quand, se rendant à Saint-Pétersbourg, elle égare sa valise à l’aéroport et se voit condamnée à garder le même survêtement, les participants au symposium “s’imaginent avoir affaire à une authentique tolstoïenne ayant fait vœu, à l’instar de l’écrivain et de ses disciples, de porter la même chemise de paysan tous les jours”.
Des personnages plus vrais que s’ils sortaient d’un roman
“Si vous lisiez absolument tout ce qu’un écrivain a écrit, dénichiez la moindre information sur lui et qu’ensuite vous vous mettiez à écrire ?”, propose l’auteur en guise de méthode, préférant le terrain aux théories. Appliquant ce principe aux écrivains russes, elle arpente la planète à la recherche du moindre indice les concernant. Publiés à l’origine dans des revues (New Yorker, n + 1), ces récits de voyage révèlent le talent de celle que le romancier Benjamin Kunkel n’hésite pas à définir comme “l’une des meilleures plumes de sa génération”. Et si Batuman avoue n’avoir jamais réussi à écrire de roman, son livre illustre bien l’étendue de ce que peut la “narrative non fiction”, comme on dit parfois outre-Atlantique : concision, souci des détails, sens de l’intrigue et surtout ces personnages extraordinaires, plus vrais que s’ils sortaient d’un roman.
Ces “possédés” révèlent ainsi la dimension proprement romanesque de l’existence, ces rêves fous dont ils se nourrissent. Et auxquels Batuman s’identifie pour tenter de transcender ses déboires amoureux avec Matej, un obsédé de Tchekhov : “Aujourd’hui, tout cela me paraît refléter parfaitement la façon dont se déroulent les choses lorsqu’on tente de suivre le fil de la vie. Il peut y avoir des expériences intéressantes et émouvantes, mais, au moins, l’on est sûr d’une chose : jamais elles ne prendront la forme d’un beau roman.”
Les Possédés – Mes aventures avec la littérature russe et ceux qui la lisent (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Manuel Berri, 336 pages, 23,50 €
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