Le créateur du free jazz Ornette Coleman est mort ce 11 juin à 85 ans. Nous l’avions rencontré en 1997, lors d’une conversation avec Jacques Derrida. Rencontre improvisée entre un musicien et un penseur, deux figures majeures de la modernité.
Un croisement provoqué et impromptu, entre un saxophoniste qui est aussi un des très grands compositeurs de cette fin de siècle et un philosophe qui n’a cessé de chercher et de déplacer son champ d’investigation, n’avait pourtant rien d’une idée de journaliste. A l’initiative d’Ornette, très préoccupé de philosophie, l’amateur de musique qu’est Derrida est venu et s’est trouvé dans une position, fort inhabituelle pour lui, d’accompagnateur ou d’accoucheur de la parole. Entre ces deux hommes s’est joué quelque chose de chantant, un duo dont la partition n’était pas vraiment écrite mais dont la trame nous est finalement apparue d’une totale transparence.
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L’histoire aurait pu s’arrêter là si Ornette Coleman n’avait proposé à Jacques Derrida d’intervenir dans un de ses trois concerts prévus à La Villette. Après une hésitation, Derrida acceptait de se produire en solo pendant le duo Coleman-Joachim Kühn. L’aventure ne fut pas de tout repos. Sans qu’Ornette ne le présente un seul instant, Derrida fit irruption sur scène et entama la lecture jazzée d’un texte qu’il avait écrit pour l’occasion. L’accueil fut plus qu’houleux et les quolibets, voire les insultes, fusèrent très vite, sans laisser au philosophe la possibilité de déployer ses propres mots sur la musique.
Sans doute la haine qu’Ornette Coleman reçut en plein visage une grande partie de sa vie s’était-elle instinctivement reportée sur Derrida, qui ne s’y attendait guère. On aura même lu, dans le bulletin du Festival de La Villette et sous la plume d’un écrivaillon qui sévit ici et là, les propos les plus poujadistes qui soient, parfaite illustration d’un racisme anti-intellectuel primaire. Mais la rencontre a eu lieu et nous publions ici en regard, comme un contrepoint indispensable, ce texte que Jacques Derrida a écrit en hommage à Ornette Coleman, magnifique témoignage d’un philosophe qui tente de parler la langue de l’autre.
Jacques Derrida – Vous créez cette année à New York un programme intitulé Civilization : quel rapport a-t-il avec la musique ?
Ornette Coleman – J’essaie d’exprimer un concept selon lequel on peut traduire une chose en une autre. Je pense que le son a une relation beaucoup plus démocratique à l’information, parce qu’on n’a pas besoin d’alphabet pour comprendre la musique. Cette année, à New York, je monte un projet avec le New York Philharmonic et mon premier quartette sans Don Cherry plus d’autres groupes. J’essaie de trouver le concept selon lequel le son est renouvelé à chaque fois qu’on s’exprime.
Mais vous agissez en tant que compositeur ou en tant que musicien ?
En tant que compositeur, les gens me disent souvent « Allez-vous jouer des morceaux que vous avez déjà joués, ou de nouveaux morceaux ? »
Vous ne répondez jamais à ces questions, n’est-ce pas ?
Si vous jouez de la musique que vous avez déjà enregistrée, la plupart des musiciens pensent que vous les engagez pour garder cette musique vivante. Et la plupart des musiciens n’ont pas autant d’enthousiasme quand ils doivent jouer les mêmes choses à chaque fois. Alors je préfère écrire de la musique qu’ils n’ont jamais jouée auparavant.
Vous voulez les surprendre.
Oui, je veux les stimuler plutôt que de leur demander de simplement m’accompagner devant le public. Mais je trouve que c’est très difficile à faire, parce que le musicien de jazz est probablement la seule personne pour laquelle le compositeur n’est pas un individu très intéressant, dans le sens où il préfère détruire ce que le compositeur écrit ou dit.
Quand vous dites que le son est plus « démocratique », qu’en faites-vous en tant que compositeur ? Vous écrivez tout de même la musique sous une forme codée.
En 1972, j’ai écrit une symphonie appelée Skies of America et ça a été un événement tragique pour moi, parce que je n’avais pas une relation tellement bonne avec le milieu de la musique : comme je faisais du free-jazz, la plupart des gens pensaient que j’attrapais mon saxophone, que je jouais ce qui me passait par la tête, en ne suivant aucune règle, mais ce n’était pas vrai.
Vous protestez constamment contre cette accusation.
Oui. Les gens qui sont en dehors pensent que c’est une forme de liberté extraordinaire, moi je pense que c’est une limitation. Ça a donc pris vingt ans, mais aujourd’hui, je fais jouer un morceau par l’orchestre symphonique de New York et son chef d’orchestre. L’autre jour, alors que j’étais en réunion avec certains membres du Philharmonique, ils m’ont dit « Vous savez, il faut que le responsable des partitions voie ça. » J’étais gêné c’est comme si vous m’écriviez une lettre et que quelqu’un la lise pour vérifier qu’il n’y a rien dedans qui puisse me vexer. C’était pour être sûr que le Philharmonique ne serait pas dérangé. Alors ils m’ont dit « La seule chose que nous voulons savoir, c’est s’il y a un point à tel endroit, un mot à tel autre » : ça n’avait rien à voir avec la musique ou le son, juste avec les symboles. En fait, la musique que j’écris depuis trente-cinq ans et que j’appelle harmolodique, c’est comme si nous fabriquions nos propres mots, avec une idée précise de ce que nous voulons que ces mots signifient pour les gens.
Mais tous vos partenaires partagent-ils votre conception de la musique ?
D’habitude, je commence par composer quelque chose que je leur fais analyser, je le joue avec eux, puis je leur donne la partition. Et à la répétition suivante, je leur demande de me montrer ce qu’ils ont trouvé et on peut continuer à partir de ça. Je fais ça avec mes musiciens et avec mes élèves. Je crois vraiment que quiconque essaie de s’exprimer par les mots, par la poésie, sous n’importe quelle forme, peut prendre mon livre d’harmolodie et composer d’après lui, le faire avec la même ardeur et les mêmes composantes.
Pour préparer ces projets new-yorkais, vous écrivez d’abord la musique tout seul et demandez ensuite aux participants de la lire, de donner leur accord, et même de transformer l’écriture initiale ?
Pour le Philharmonique, j’ai dû écrire les partitions de chaque instrument, les photocopier, puis aller voir le responsable des partitions. Mais avec les groupes de jazz, je compose et je donne les partitions aux musiciens en répétition. Ce qui est vraiment étonnant, pour la musique improvisée, malgré son nom, c’est que la plupart des musiciens utilisent une « trame » à partir de laquelle ils improvisent. Je viens d’enregistrer un disque avec un musicien européen, Joachim Kühn, et la musique que j’ai écrite pour jouer avec lui, que nous avons enregistrée en août 96, a deux caractéristiques : elle est totalement improvisée mais répond en même temps aux lois et aux règles de la structure européenne. Pourtant, quand on l’entend, elle a l’air complètement improvisée.
Le musicien lit d’abord la trame, puis y apporte sa touche.
Oui, l’idée est que deux ou trois personnes puissent avoir une conversation avec des sons, sans essayer de la dominer ou de la mener. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut que ce soit… intelligent, je suppose que c’est le mot. Dans la musique improvisée, je pense que les musiciens essaient de reconstituer un puzzle émotionnel ou intellectuel, en tout cas un puzzle dans lequel les instruments donnent le ton. C’est principalement le piano qui a de tout temps servi de trame à la musique, mais ça n’est plus indispensable et, de ce fait, l’aspect commercial de la musique est très incertain. La musique commerciale n’est pas forcément plus accessible, mais elle est limitée.
Quand vous commencez à répéter, tout est prêt, écrit, ou laissez-vous de la place à l’imprévu ?
Admettons que nous soyons en train de jouer et que vous entendiez quelque chose que vous pensez pouvoir améliorer : vous pourriez me dire « Vous devriez essayer ça. » Pour moi, la musique n’a pas de chef.
Que pensez-vous de la relation entre l’événement précis que constitue le concert et la musique préécrite ou la musique improvisée ? Pensez-vous que la musique préécrite empêche l’événement d’avoir lieu ?
Non. Je ne sais pas si c’est vrai pour la langue, mais en jazz on peut prendre un très vieux morceau et en faire une autre version. Ce qui est stimulant, c’est la mémoire que vous mettez au présent. Ce dont vous parlez, la forme qui se métamorphose en d’autres formes, je pense que c’est quelque chose de sain, mais de très rare.
Vous serez peut-être d’accord avec moi sur le fait que le concept même de l’improvisation tient à la lecture, car ce que nous entendons souvent par improvisation, c’est la création de quelque chose de nouveau, mais qui n’exclut pas la trame préécrite, qui la rend possible.
C’est vrai.
Je ne suis pas un « expert en Ornette Coleman », mais si je traduis ce que vous faites dans un domaine que je connais mieux, celui de la langue écrite, l’événement unique, qui ne se produit qu’une fois, est néanmoins répété dans sa structure même. Il y a donc une répétition, dans le travail, intrinsèque à la création initiale ce qui compromet ou complique le concept d’improvisation. La répétition est déjà dans l’improvisation : donc quand les gens veulent vous piéger entre l’improvisation et le préécrit, ils ont tort.
La répétition est aussi naturelle que le fait que la terre tourne.
Pensez-vous que votre musique et la manière d’agir des gens peuvent ou doivent changer quelque chose, sur le plan politique par exemple ou le rapport au sexe ? Est-ce que votre rôle d’artiste et de compositeur peut ou doit avoir un effet sur l’état des choses ?
Non, je ne crois pas, mais je pense que beaucoup de gens ont déjà vécu ça avant moi et que si je me mets à me plaindre, on me dira « Pourquoi vous plaignez-vous ? Nous n’avons pas changé pour telle personne que nous admirons plus que vous, pourquoi devrions-nous changer pour vous ? » Alors au fond, je n’y pense pas vraiment. J’étais dans le Sud quand les minorités étaient opprimées, et je me suis identifié à elles par la musique. J’étais au Texas, je commençais à jouer du saxophone et à faire vivre ma famille en jouant à la radio. Un jour, je passais dans un endroit où il y avait plein de jeux d’argent et de prostitution, des gens se bagarraient et j’ai vu une femme se faire poignarder alors j’ai pensé que je devais sortir de là. J’ai dit à ma mère que je ne voulais plus jouer de cette musique parce que je pensais que je ne faisais que rajouter à toute cette souffrance. Elle m’a répondu « Qu’est-ce qui te prend, tu veux que quelqu’un te paie pour ton âme ? » Je n’y avais pas pensé, et quand elle m’a dit ça, c’est comme si j’avais été rebaptisé.
Votre mère était très lucide.
Oui, c’était une femme intelligente. Depuis ce jour-là, j’essaie de trouver un moyen pour éviter de me sentir coupable de faire quelque chose que quelqu’un d’autre ne fait pas.
Vous avez réussi ?
Je ne sais pas, mais le be-bop émergeait et je l’ai vu comme une porte de sortie. C’est une musique instrumentale qui n’est pas liée à un certain milieu, qui peut exister dans un cadre plus normal. Là où je jouais du blues, il y avait plein de gens sans métier qui ne faisaient que jouer leur argent. Alors je me suis mis au be-bop, qui existait surtout à New York, et je me suis dit que je devais y aller. J’avais à peu près 17 ans, j’ai quitté la maison et suis parti dans le Sud.
Avant Los Angeles ?
Oui. J’avais des cheveux longs comme les Beatles, c’était au début des années 50. Je suis donc parti dans le Sud et les Noirs comme la police me tapaient tous dessus, ils ne m’aimaient pas, j’avais une allure trop bizarre pour eux. On m’a cassé la figure et démoli mon sax. C’était dur. En plus, j’étais avec un groupe qui jouait ce qu’on appelle de la Minstrel pipe-music, et moi j’essayais de faire du be-bop, je faisais des progrès et me suis fait engager. J’étais à La Nouvelle-Orléans, je suis allé voir une famille très religieuse et j’ai commencé à jouer dans une église « sanctifiée » quand j’étais petit, je jouais tout le temps à l’église. Depuis que ma mère m’avait dit cette phrase, je cherchais une musique que je pourrais jouer sans me sentir coupable de faire quelque chose. Jusqu’à ce jour, je ne l’ai pas encore trouvée.
Quand vous êtes arrivé très jeune à New York, aviez-vous déjà le pressentiment de ce que vous alliez découvrir musicalement, l’harmolodie, ou est-ce arrivé beaucoup plus tard ?
Non, car quand je suis arrivé à New York, on m’a plus ou moins traité comme quelqu’un du Sud qui ne connaissait pas la musique, ne savait ni lire ni écrire, mais je n’ai jamais essayé de protester. J’ai alors décidé que j’allais tenter de développer ma propre conception, sans l’aide de personne. J’ai loué le Town Hall le 21 décembre 1962, ça m’a coûté dans les 600 dollars, j’avais engagé un groupe de rhythm’n’blues, un groupe classique et un trio. Le soir de ce concert, il y avait une tempête de neige, une grève des journaux, des médecins et du métro, et les seules personnes qui sont venues sont celles qui avaient pu sortir de leur hôtel et entrer dans l’hôtel de ville. J’avais demandé à quelqu’un d’enregistrer mon concert et il s’est suicidé, mais quelqu’un d’autre l’a enregistré, a créé sa maison de disques avec ça, et je ne l’ai plus jamais revu. Tout ça m’a fait comprendre de nouveau que je faisais ça pour la même raison que j’avais dit à ma mère que je ne voulais plus jouer là-bas. De toute évidence, l’état des choses du point de vue technologique, financier, social et criminel était bien pire que lorsque j’étais dans le Sud. Je frappais à des portes qui restaient closes.
Quel a été l’impact de votre fils sur votre travail ? A-t-il à voir avec l’utilisation des nouvelles technologies dans votre musique ?
Depuis que Denardo est mon manager, j’ai compris combien la technologie est simple et j’ai compris sa signification.
Avez-vous senti que l’introduction de la technologie était une transformation violente de votre projet ou est-ce que cela a été facile ? D’autre part, votre projet new-yorkais sur les civilisations a-t-il à voir avec ce qu’on appelle la mondialisation ?
Je pense qu’il y a du vrai dans les deux, c’est pour ça que l’on peut se demander s’il y a eu des « hommes blancs primitifs » : la technologie semble ne représenter que le mot « blanc », pas l’égalité totale.
Vous vous méfiez de ce concept de mondialisation, je crois que vous avez raison.
Quand vous prenez la musique, les compositeurs qui ont été des inventeurs dans la culture occidentale, européenne, sont peut-être une demi-douzaine. En ce qui concerne la technologie, les inventeurs dont j’ai le plus entendu parler sont des Indiens de Calcutta, de Bombay. Il y a beaucoup de scientifiques indiens et chinois. Leurs inventions sont comme des inversions des idées des inventeurs européens ou américains, mais le mot « inventeur » a pris un sens de domination raciale qui est plus importante que l’invention ce qui est triste, parce que cela équivaut à une sorte de propagande.
Comment pouvez-vous perturber cette « monarchie » ? En alliant à votre propre création de la musique indienne, chinoise par exemple dans ce projet new-yorkais ?
Ce que je veux dire, c’est que les différences entre l’homme et la femme ou entre les races ont un rapport avec l’éducation et l’intelligence de la survie. Etant noir et descendant d’esclaves, je n’ai aucune idée de ce qu’était ma langue d’origine.
Si nous étions ici pour parler de moi, ce qui n’est pas le cas, je vous dirais que de manière différente mais analogique, c’est la même chose pour moi. Je suis né dans une famille de juifs algériens qui parlaient français, mais ce n’était pas vraiment leur langue d’origine. J’ai écrit un petit livre à ce sujet, et d’une certaine manière je suis toujours en train de parler ce que j’appelle le « monolinguisme de l’autre ». Je n’ai aucun contact d’aucune sorte avec ma langue d’origine, ou plutôt celle de mes ancêtres supposés.
Est-ce que vous vous demandez parfois si la langue que vous parlez maintenant interfère avec vos pensées actuelles ? Est-ce qu’une langue originaire peut influencer vos pensées ?
C’est une énigme pour moi. Je ne peux pas le savoir. Je sais que quelque chose parle à travers moi, une langue que je ne comprends pas, que quelquefois je traduis plus ou moins facilement dans ma « langue ». Je suis bien sûr un intellectuel français, j’enseigne dans des écoles francophones, mais j’ai l’impression que quelque chose me force à faire quelque chose pour la langue française…
Mais vous savez, dans mon cas, aux Etats-Unis, on appelle l’anglais que parlent les Noirs « ebonics » : ils peuvent utiliser une expression qui veut dire autre chose qu’en anglais courant. La communauté noire a toujours utilisé une langue signifiante. Quand je suis arrivé en Californie, c’était la première fois que j’étais dans un milieu où un Blanc ne me disait pas que je ne pouvais pas m’asseoir à tel endroit. Quelqu’un a commencé à me poser des tas de questions, et je n’arrivais pas à suivre, alors j’ai décidé d’aller voir un psychiatre pour voir si je le comprenais, lui. Et il m’a fait une ordonnance de valium. J’ai pris ce valium et l’ai jeté dans les toilettes. Je ne savais toujours pas où j’en étais, alors je suis allé dans une bibliothèque et j’ai pris tous les livres possibles et imaginables sur le cerveau humain, je les ai tous lus. Ils disaient que le cerveau n’était qu’une conversation. Ils ne disaient pas laquelle, mais ça m’a fait comprendre que le fait de penser et de savoir ne dépend pas seulement du milieu d’origine. Je comprends de plus en plus que ce que nous appelons le cerveau humain, dans le sens de savoir et d’être, n’est pas la même chose que le cerveau humain qui fait de nous ce que nous sommes.
C’est toujours une conviction : nous nous connaissons par ce que nous croyons. Bien sûr dans votre cas, c’est tragique, mais c’est universel, nous savons ou croyons savoir ce que nous sommes à travers les histoires qu’on nous raconte. Le fait est que nous avons exactement le même âge, nous sommes nés la même année. Quand j’étais jeune, pendant la guerre, je n’étais jamais venu en France avant l’âge de 19 ans, je vivais en Algérie à l’époque, et en 1940, j’ai été exclu de l’école parce que j’étais juif, à cause des lois raciales, et je ne savais même pas ce qui se passait. Je n’ai compris que beaucoup plus tard, à travers des histoires qui me racontaient qui j’étais, pour ainsi dire. Et même en ce qui concerne notre mère, nous ne savons qui elle est et qu’elle l’est d’une certaine façon que par une narration. J’ai essayé de deviner à quelle époque vous étiez à New York et à Los Angeles, c’était avant que les droits civils ne soient accordés aux Noirs. La première fois que je suis parti aux Etats-Unis, en 1956, il y avait des panneaux « Réservé aux Blancs » partout, et je me souviens combien c’était brutal. Vous avez vécu tout ça ?
Oui. En tout cas, ce que j’aime à Paris, c’est que vous ne pouvez pas être snob et raciste à la fois ici, parce que ça ne fait pas bien. Paris est la seule ville que je connaisse où le racisme n’existe jamais en votre présence, c’est quelque chose dont on entend parler.
Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de racisme, mais on est obligés de le dissimuler dans la mesure du possible. Quelle est la stratégie de votre choix musical pour Paris ?
Pour moi, être novateur, ça ne veut pas dire être plus intelligent, plus riche, ce n’est pas un mot, c’est un acte. Et tant que ça ne s’est pas fait, ce n’est pas la peine d’en parler.
Je comprends que vous préfériez faire à parler. Mais qu’est-ce que vous faites avec les mots ? Quel est le rapport entre la musique que vous faites et vos propres mots ou ceux que les gens essaient de mettre sur ce que vous faites ? Le problème de choisir le titre, par exemple, comment l’envisagez-vous ?
J’avais une nièce qui est morte en février de cette année et je suis allé à son enterrement, et quand je l’ai vue dans son cercueil, quelqu’un lui avait mis une paire de lunettes. J’ai eu envie d’appeler un de mes morceaux Elle était couchée, morte, et portait des lunettes dans son cercueil. Et puis j’ai changé d’idée et l’ai appelé Blind date.
Ce titre s’est imposé à vous ?
J’essayais de comprendre que quelqu’un ait mis des lunettes à une morte… J’ai une petite idée de ce que ça voulait dire, mais c’est très difficile de comprendre le côté féminin de la vie quand il n’a rien à voir avec le côté masculin.
Pensez-vous que votre écriture musicale a fondamentalement quelque chose à voir avec votre rapport à la femme ?
Avant d’être connu en tant que musicien, quand je travaillais dans un grand magasin, un jour, pendant ma pause déjeuner, je suis arrivé dans une galerie où quelqu’un avait peint une femme blanche très riche qui avait absolument tout ce qu’on peut désirer dans la vie, et elle avait l’expression la plus solitaire du monde. Je n’avais jamais été confronté à une telle solitude, et quand je suis rentré chez moi, j’ai écrit un morceau que j’ai appelé Lonely woman.
Alors le choix de ce titre n’était pas un choix de mot mais une référence à cette expérience ? Je vous pose ces questions sur le langage, sur les mots, parce que pour me préparer à notre rencontre, j’ai écouté votre musique et lu ce que des spécialistes avaient écrit sur vous. Et hier soir, j’ai lu un article qui était en fait une conférence, donnée par un de mes amis, Rodolphe Burger, un musicien dont le groupe s’appelle Kat Onoma, construite autour de vos déclarations. Pour analyser la manière dont vous formulez votre musique, il partait de vos déclarations, dont la première était : « Pour une raison que j’ignore, je suis convaincu qu’avant de devenir de la musique, la musique n’était qu’un mot.« Vous vous rappelez avoir dit ça ?
Non.
Comment comprenez-vous ou interprétez-vous vos propres déclarations verbales ? C’est quelque chose d’important pour vous ?
Ça m’intéresse plus d’avoir une relation humaine avec vous qu’une relation musicale. Je veux voir si je peux m’exprimer en mots, en sons qui ont à voir avec une relation humaine. En même temps, j’aimerais être capable de parler de la relation entre deux talents, entre deux faire. Pour moi, la relation humaine est beaucoup plus belle, parce qu’elle vous permet d’acquérir la liberté que vous désirez, pour vous-même et pour l’autre.
Thierry Jousse
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