Avec ses personnages incompréhensibles, ni réalistes ni complètement imaginaires, l’Allemande Rosemarie Trockel tisse les fils d’une fiction dont elle ne livre jamais les clés. Un art du non-dit qui se nourrit de sa propre énigme.
C’est un monde de têtes sans visage, d’hydrocéphales androgynes, de nez sexués et d’animaux marionnettistes. Un univers cérébral et sensible, traversé de rictus et de bouches tordues, d’esprits malins et de corps pas finis : bienvenue dans le bestiaire mutant et irréel de Rosemarie Trockel. Décrivant les contours indécis d’un visage fabriqué par l’artiste à l’aide de cotons hydrophiles photocopiés, un critique d’art évoque sa volonté de voir « derrière » la tête. Parfaite image d’introduction au travail de cette artiste allemande hors norme, née en 1952, figure d’ores et déjà majeure de la scène européenne contemporaine, à qui le musée d’Art contemporain de Marseille a rendu un bel hommage l’année dernière.
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Dessins, sculptures, tableaux tricotés, uvres photocopiées… Trockel a vite trouvé son vocabulaire plastique. Un langage qui lui est propre, hors mode, faussement désuet de par son attachement aux uvres sur papier, pratique délaissée par la majorité de ses contemporains. L’artiste aime retourner les modes d’expression, adopter la technique la plus passive (le tricot) pour mieux aiguiser son argument politique (la critique féministe, entre autres sujets). Fidèle à cette technique du rebrousse-poil, Rosemarie Trockel répond ainsi à l’invitation de la galerie d’art graphique du Centre Pompidou en présentant logiquement des dessins, mais en complétant aussi sa proposition d’une installation et de la projection d’un film énigmatique. Car il s’agit bien avant toutes choses de mystère en action dans l’univers de Trockel.
Ainsi, au fil des uvres exposées à Beaubourg, se dessinent les contours d’un paysage d’êtres aux traits changeants, entre bestiaire et abécédaire, freak show et allégories. On y croise donc des figures réminiscentes des divinités antiques, un clown au triste rictus, un corps à tête de crâne présentant la particularité d’être poilu, un homme suçant son pouce, un contorsionniste au sexe saillant, une magnifique série de têtes de singes, évoquant une version animalière des célèbres études de Messerschmidt. Ni réalistes ni complètement imaginaires, des tentatives oniriques écorchées de réel, trop cruelles pour n’être que cérébrales. L’artiste invente ici des personnages incompréhensibles, tissant les fils d’une fiction dont jamais elle ne livre les clés. D’où une prégnante sensation d’étrangeté, de bizarrerie. Un niveau d’indicible c’est manifestement bien, mais au fond pourquoi ? qui place la barre très haut et fait de Trockel l’une des personnalités les plus intéressantes de la scène contemporaine. Un mystère savamment entretenu par ailleurs, puisqu’elle est notoirement difficile d’accès. Un art du non-dit, de l’implicite, qui se nourrit de sa propre énigme et refuse de se livrer au plus offrant. De quoi rendre bien plats les partisans de la représentation du réel et leurs vieilles lunes figuratives, trop fascinés par leur sujet pour décoller le nez de leur environnement immédiat (tendance dont l’exposition Ce sont les pommes qui ont changé, aux Beaux-Arts de Paris, est actuellement la meilleure illustration).
Elevée en plein miracle économique ouest-allemand, comme le rappelle le catalogue de l’exposition, Rosemarie Trockel est bien sûr une enfant des années 60, de la croissance économique, de l’épanouissement de la RFA et des premiers sursauts de la contestation. D’où son étroit rapport au politique, jusqu’ici jamais démenti. Comme toutes les jeunes femmes de sa génération, elle s’avoue fascinée par Brigitte Bardot, phénomène socioculturel qu’elle se plaît à décortiquer à son tour, dans la droite ligne de Simone de Beauvoir (dont le texte, Brigitte Bardot et le syndrome Lolita, écrit en 1959, figure dans le catalogue de sa rétrospective marseillaise). D’où cette étonnante série (présentée ici), où elle mélange les traits de l’actrice au visage austère de Bertolt Brecht. Les deux « BB » enfin réunis. Mélange hérétique : le symbole de la libération sexuelle des années 60 fondu avec la référence intellectuelle dominante de l’Allemagne contemporaine, la pin-up flamboyante mangeant l’austère figure d’un homme connu pour sa dureté envers ses maîtresses. Masculin contre féminin, moue boudeuse contre lunettes, longs cheveux contre barbe clairsemée : tout cela est finalement très queer.
C’est donc en reine de l’hybridité et du contre-nature que Rosemarie Trockel investit aujourd’hui Beaubourg. De l’art des mélanges, et non pas du remix, autre cliché galopant de la scène artistique actuelle.
Car c’est presque à une expérience scientifique amorale que ressemblent les dessins de l’artiste, comme dirigés vers un ailleurs aux valeurs incertaines. Un gros bébé bleu dessiné à grands traits porte ainsi le titre Le Malheur. A quelques mètres de là, un enfant se retrouve doté d’une verge démesurée, couchée sur son ventre, tandis qu’un jeune homme dort étendu sur un divan, la main posée sur une mitraillette. Cette série d’ uvres récentes (toutes datées de l’année en cours) décline à l’envi la figure du jeune assoupi. Une silhouette par ailleurs devenue récurrente dans le vocabulaire publicitaire qu’elle pervertit ici, réinventant par la même occasion la figure du Dormeur du Val, comme aguerri par son immersion dans un océan d’images cheap.
Mais l’univers de Trockel est impitoyable. Dans l’une des cinq vidéos que le musée a eu la bonne idée de programmer en accompagnement de l’expo, dans ses galeries contemporaines, une femme en bat une autre, assise sur un tabouret, soumise à la terrible question : « Who’s the best artist » Les noms s’égrènent, mais chaque fois, la pauvre torturée se prend une beigne à réveiller un mort. Les coups pleuvent, son visage saigne et l’interrogatoire se prolonge, sans résultat final. Rituel sadique et absurde. Une façon radicale de se moquer de la critique et sa culture du palmarès. Encore un point marqué contre un certain paresseux formatage intellectuel. Et pour mémoire, cette citation, l’une des rares lâchées par l’artiste : « Découvrir des brèches, ça m’intéresse. »
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Jusqu’au 1er janvier 2001 au Centre Pompidou, galerie d’art graphique.
Beau catalogue édité pour l’expo : Rosemarie Trockel, dessins (140 f).
Voir aussi Rosemarie Trockel, groupement d’ uvres 1986-1998, MAC, Hamburger Kunsthalle, Staatsgalerie Stuttgart, Oktagon.
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