Haï ou adulé, le théâtre iconoclaste de la Societas Raffaello Sanzio, où la science, les arts visuels et la composition sonore sont en première ligne, est enfin visible à Paris avec Genesi, from the museum of sleep et Il Combattimento.
Censure chez elle en Italie lors de la création de Gilgamesh en 1990, scandale lors de ses précédents passages au Festival d’Avignon avec Giulio Cesare en 1998, Voyage au bout de la nuit (Concerto) en 1999 et, cet été, Genesi, from the museum of sleep… Une partie du public grogne, apostrophe, quitte bruyamment les lieux. Malaise dans la culture, pronostiquent les enthousiastes, dont nous sommes. Certes, mais pourquoi ?
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Ce qui choque réside essentiellement dans la force et la virulence des images produites par l’assemblage des sons, corps, décors, lumières, animaux, paroles, films, soumis à la « profanation » de toute représentation. Certains ne supportent pas la vue de ces acteurs aux corps blessés, malades, porteurs de cicatrices, jointe à des extraits de films à l’atmosphère « célinienne » pour Voyage au bout de la nuit : scènes de la Grande Guerre, cette grande boucherie, de chevaux massacrés, de bordels des années folles où l’on aimait la chair abondante, ses replis nombreux où fourrer sa libido. Pour un théâtre iconoclaste, ainsi que ces Italiens définissent leur pratique, il faut dire que la charge est menée tambour battant. Mais rien n’y est gratuit : à la complexité visuelle et sonore de leurs spectacles où la parole, le jeu et la narration sont considérés comme des éléments dramaturgiques parmi d’autres, correspondent une analyse et une théorisation pointues, développées dans plusieurs ouvrages, dont Le Théâtre de la Societas Raffaello Sanzio. Du théâtre iconoclaste au théâtre de la super-icône.
Remontons le temps. En 1981, Claudia et Romeo Castellucci, frère et s’ur, et Chiara et Paolo Guidi, également frère et s’ur, fondent la Societas Raffaello Sanzio, après avoir suivi une formation scientifique et l’école des beaux-arts de Bologne. Rappelons d’ailleurs que Raffaello n’est autre que ce « peintre sublime de la Renaissance italienne, dont la peinture dépasse les confins de la mort, et Sanzio est son nom, qui le précipite dans la condition humaine de mortalité ». Et encore ceci : « Sa peinture unit stase et métastase, physique et métaphysique, mort et renaissance. » Voilà qui résume précisément leur théâtre. Le hasard, bien sûr, vient cimenter l’histoire : le grand acteur Carmelo Bene choisit de débuter dans les années 70 à Cesena, leur ville natale. « Cette coïncidence singulière, raconte Romeo Castellucci, a signifié pour moi, à peine adolescent, l’imprinting le plus sérieux et humoristique en matière de théâtre. Carmelo Bene signifiait pour moi le brisement incessant de la question que la scène pose à quiconque y monte. L’acteur n’est plus celui qui agit, mais celui qui est agi par la scène. (…) Dire la puissance du « non-dire » et faire du théâtre un lieu de seuil et, enfin, de fuite. Comme Carmelo Bene, j’ai la certitude que la honte est le noyau de dignité du théâtre. »
Bien sûr, de telles paroles impliquent une posture radicale qui se déchiffre peut-être en observant la succession de leurs dernières pièces : après Giulio Cesare fondé sur l’art de la rhétorique, et Voyage au bout de la nuit d’après Céline, Genesi extirpe d’une mémoire assoupie deux épisodes bibliques, la Genèse et le fratricide de Caïn sur Abel, et l’événement du xxe siècle d’où Dieu s’est absenté : Auschwitz. Rhétorique encore pour Il Combattimento, sur les madrigaux de Monteverdi. Dans tous les cas, la guerre et la violence humaine sont prises en tenaille, disséquées comme il se doit sur la table d’opération d’un théâtre dont la familiarité avec la mort lui fournit ses propres armes : « Il me semble que le théâtre occidental naît justement avec la fonction historique d’élaboration des motifs des sacrifices sanglants devenus désormais incompréhensibles, rappelle Romeo Castellucci. A son tour, le théâtre est jeté dans le domaine de la violence parce qu’il est devenu un fait éminemment esthétique. C’est alors le théâtre qui est violent, depuis sa naissance. C’est lui qui soumet à une torture incessante notre appartenance au langage et il le fait en le jetant dans le creuset du double. Dans ce sens, il est impossible pour moi de penser à la parole sur scène autrement qu’en termes d’arme. (…) Le théâtre est la forme la plus fragile possible parce qu’il disparaît dès qu’il est apparu. Mais justement, pour cette raison, il est à même d’ouvrir des fissures dans la réalité et de la suspendre. » Ainsi, sur la scène, chaque tableau offert surprend. Il semble impossible de tout capter, et pourtant la durée inscrite dans chaque action rend impossible ce ratage de la perception. En se lançant pour la première fois dans le répertoire lyrique avec le chef Roberto Gini, son Ensemble Concerto et le musicien Scott Gibbons pour Il Combattimento, Romeo Castellucci nous rappelle que l’esthétique est « science de ce qui est senti » et le son « un transport » pour les formes. Avec une précision d’horloger, il a organisé une pièce contrapuntique où acteurs et chanteurs se partagent les mêmes rôles, sans jamais se croiser ; où l’opéra de Monteverdi est soumis aux interventions du compositeur américain Scott Gibbons dont la « musique granulaire » (l’équivalent pour les sons du pointillisme pictural) crée un effet de dilatation sensorielle. « Il faut que le public comprenne que l’acteur porte une armure dont l’arme est la voix du chanteur », précise le metteur en scène. Image mentale propagée sur le plateau par la scène d’ouverture un soldat ôte son armure ; c’est une jeune fille qui ôte de son slip une serviette tâchée de sang et par le tableau final : les parois de lin blanc qui encadrent le plateau sont couvertes de jets d’encre noire, crachés par des tuyaux mobiles. Mais le comble, c’est l’odeur de l’encre : soufre ou ammoniaque ? Damnation ou guérison ?
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