La ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem a demandé aux recteurs de « surveiller » l’application Gossip qui a notamment permis à des collégiens et lycéens de s’envoyer des rumeurs éphémères. Si la créatrice de l’appli a accepté de mettre en place un système de modération (probablement inefficace), rien ne l’y obligeait.
Avec 10 000 téléchargements par jour, l’application Gossip devrait être un immense succès. Mais ce chiffre record a été éclipsé par une polémique sur le harcèlement qui a obligé sa créatrice suspendre momentanément son utilisation.
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A l’origine de ce projet, on trouve Cindy Mouly. Une Parisienne « dotée d’une langue bien pendue (qui) a cherché à lancer une application qui lui ressemble« , comme elle se présente dans un communiqué de presse. La jeune femme a clairement puisé son inspiration dans l’esthétique et le style de la série Gossip Girl (comme avec le masque rouge choisi comme logo), dans laquelle une mystérieuse voix relaie des potins sur son site à tous les élèves d’un lycée de l’Upper East Side new-yorkais.
La différence, c’est que Gossip permet à n’importe qui de poster des « rumeurs éphémères » de manière anonyme sous forme de texte de 140 caractères ou de photo sur sa plateforme, qui sont ensuite visibles pendant 10 secondes par tous les contacts de l’utilisateur qui les a postées. Une semaine après son lancement, l’appli avait été téléchargée 70 000 fois et faisait fureur dans les collèges et lycées français. Au point d’inquiéter un certain nombre d’élèves, comme un lycéen en terminale du Collège Saint-Etienne de Strasbourg interrogé par le quotidien 20 Minutes :
« Il y a eu un effet boule de neige qui a gagné toutes les classes d’âge », alarme-t-il avant de souligner que « derrière son téléphone, on puisse créer un harcèlement. C’est super-lâche ! On ne sait pas d’où ça vient, il n’y a pas de limites. Une personne très sensible peut être perdue, bouleversée, et ça peut être tragique. »
L’appel de Najat Vallaud-Belkacem
Mardi 2 juin, deux syndicats lycéens dont la Fédération indépendante et démocratique lycéenne (FIDL) ont ainsi demandé la suppression pure et simple de l’application. « Depuis une semaine, nombreux sont les lycéens qui ont interpellé le syndicat lycéen sur cette application et ses méfaits. L’objectif de cette plateforme n’est pas de jouer mais bien de nuire aux autres« , annonce le communiqué de la FIDL. Et de rappeler que « depuis plusieurs mois, le ministère de l’Education Nationale fait de la lutte contre le harcèlement scolaire une priorité. »
C’est sans doute pour cette raison que le lendemain, mercredi 3 juin, Najat Vallaud-Belkacem s’est fendue d’un communiqué à propos de Gossip, posté sur le site du ministère, afin de demander aux « recteurs d’académie d’exercer, avec l’aide des chefs d’établissement des lycées et collèges, une extrême vigilance sur la teneur des messages qui seraient mis en ligne sur cette application« . En lançant cet appel, la ministre de l’Education montre qu’elle a conscience du souci sans pour autant pouvoir interdire l’application, qui n’est qu’une plateforme mise à la disposition de tous, en téléchargement gratuit.
Eric Debarbieux, délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre la violence en milieux scolaires, l’a d’ailleurs confirmé à Metronews: « L’Education nationale ne peut pas gérer ce qu’il y a dans le portable des jeunes et ce qu’ils font dans leur chambre à coucher. C’est donc aux parents d’entamer une action en justice, dont nous nous montrerons solidaires. »
Un système de modération probablement inefficace
Interrogée par le Figaro Madame, la créatrice de Gossip Cindy Mouly s’est montrée gênée:
« Je voulais que ma cible soit des 20-35 ans actifs, je ne m’attendais pas à ce que des collégiens se ruent sur Gossip. J’ai été un peu naïve. Il y a eu une erreur sur iTunes qui a permis aux internautes de s’inscrire dès l’âge de 12 ans. »
Elle a prévu d’interdire son application aux moins de 18 ans, et a depuis suspendu l’application, le temps de préparer un « système de modération automatique par rapport au vocabulaire à caractère diffamatoire« . Ce qui signifie censurer les posts à chaque fois qu’ils utiliseront un mot injurieux, mais qui n’explique en rien comment les photos compromettantes ou dégradantes pourront être filtrées elles aussi…
De plus, l’expérience a montré qu’il était compliqué d’avoir recours à une modération automatique et non au cas par cas par des humains. Il suffit de se rappeler du fiasco de Nutella lorsque l’entreprise italienne a créé un site permettant aux internautes de personnaliser leurs étiquettes (virtuelles) de pot de Nutella et de les partager sur les réseaux sociaux. Des petits malins s’étaient rapidement rendus compte que la firme avait compilé une liste de mots « interdits » (“Anulingus”, “cellulite”, “Momolbite” mais aussi « huile de palme »), qui ne comprenaient évidemment pas toute l’étendue des termes fleuris de la langue française à disposition d’un internaute malveillant.
La marque s’en est d’ailleurs rendue compte elle-même, puisqu’elle a modifié cette politique de censure très peu fiable. Aujourd’hui, on ne peut plus utiliser que des terme pré-sélectionnés par l’entreprise. Adieu, la créativité.
L’explosion d’applications similaires
Au-delà de la question de la pertinence de ce système de modération, on peut se demander s’il y a un intérêt (et une possibilité) de demander l’interdiction de l’application elle-même. Depuis plusieurs mois, de nombreuses applis similaires, dont Gossip s’est inspirée, ont vu le jour. « Secret », qui permettait aux utilisateurs de partager des messages anonymement en dévoilant des informations sur eux, permettait déjà de faire passer des messages concernant ses contacts, sans modération. L’entreprise a depuis fermé ses portes après avoir vu son nombre de fidèles s’écrouler.
« Whisper » offre les mêmes possibilités, mais en ajoutant une jolie photo pour mettre en valeur son secret. Ces deux applications s’inspirent en fait d’un modèle vieux de onze ans appelé PostSecret. Depuis 2004, un Américain appelé Frank Warren propose à des inconnus de lui envoyer des cartes postales sur lesquelles ils auraient écrit un secret. Il en sélectionne une quinzaine et les poste, tous les dimanche, sur son site. Le but étant clairement d’aider les gens qui souffrent d’un poids et non de les encourager à bitcher sur leur prochain.
Les internautes acceptent les conditions d’utilisation
Ce modèle met en avant les deux enjeux que soulèvent les applications d’aujourd’hui comme Gossip ou Whisper : il y a une modération humaine (Frank choisit les cartes) et les cartes sont anonymes et partagées au monde entier, et non au cercle proche de l’expéditeur du message. Il serait impossible de rendre ces deux conditions obligatoires à toutes les nouvelles applications qui se lancent sur ce créneau. Il faudrait dans ce cas parvenir à obliger les plateformes à se doter de modération humaine. Or, si l’on prend l’exemple de Gossip, en moins d’une semaine, si un utilisateur a envoyé 2 messages, cela fait déjà 140 000 textes et photos à revoir et censurer.
De même pour l’anonymat au sein d’un groupe de contacts restreint : tout « l’intérêt » de ces applications repose sur la possibilité de connaître, de près ou de loin, la personne qui a envoyé un secret. A ce jour, aucune loi ne permet de faire condamner une plateforme qui permet l’échange de messages anonymes entre des personnes proches, à partir du moment où ceux-ci acceptent les conditions d’utilisation et autorisent l’accès de l’appli à leurs contacts.
Des mesures à mettre en place par les entreprises, mais volontairement
C’est d’ailleurs pour cette raison que le site Ask.fm, créé en juin 2011, est toujours en ligne aujourd’hui. Il permet à un internaute de se créer un compte pour recevoir des questions de la part d’autres personnes anonymes. En 2013, le site qui compte plus de 130 millions d’utilisateurs a reçu de nombreuses critiques, étant notamment accusé de favoriser le harcèlement en ligne. En août 2013, le Premier ministre britannique David Cameron avait même appelé à le boycotter après qu’une adolescente s’était donnée la mort et que son père a accusé les messages qu’elle recevait en ligne de l’avoir poussée au suicide.
Depuis, Ask.fm a mis en place des outils de modération plus poussés comme la possibilité de bloquer toutes les questions venant d’utilisateurs anonymes, ou de bloquer une personne en particulier. Sous la pression de l’opinion publique, les entreprises qui gèrent ces plateformes peuvent ainsi prendre la décision de mettre en place plus de barrières pour protéger leurs utilisateurs, mais les pouvoirs publics ne peuvent les y obliger. Reste à savoir quelles mesures prendra la créatrice de Gossip.
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