Symptôme, parmi d’autres, d’un certain air du temps pour le moins acrimonieux, la prolifération de textes nouveaux, ainsi que la redécouvertes de textes anciens, sur la question de la désobéissance civile révèle combien de nombreux citoyens ne se résignent plus au respect absolu de la Loi. Le geste d’obéissance à l’ordre social, fruit d’un consentement partagé, paraît fracturé dans ses marges. Certes, cette réactivation contemporaine de la pulsion de désobéissance n’excède pas la sphère d’une radicalité politique minoritaire.
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C’est même le premier paradoxe que soulève le philosophe Frédéric Gros dans son magistral essai, Désobéir : le vrai problème qui se pose aux philosophes ou aux sociologues n’est pas la désobéissance, mais au contraire l’obéissance, si facilement acquise. Wilhem Reich écrivait déjà il y a un siècle que “la vraie question n’est pas de savoir pourquoi les gens se révoltent, mais pourquoi ils ne se révoltent pas“. Question explorée par des générations de penseurs du social : d’Étienne de La Boétie à Max Weber et Pierre Bourdieu, la question de savoir ce qui pousse les sujets du souverain (de l’Etat, du Léviathan, de l’ordre social…) à accepter la domination, à s’assujettir, n’a cessé de se poser. C’est ce mécanisme social d’intériorisation de la position d’assujettissement qui intéresse une grande partie de la sociologie contemporaine.
©Frédéric STUCIN
Pour Frédéric Gros, philosophe déjà connu pour son excellent livre sur la marche et ses fines analyses de l’œuvre de Foucault, il existe pourtant moultes raisons de ne pas obéir à l’ordre actuel du monde, et de ne pas céder à ses injonctions déshumanisantes : creusement des injustices sociales, indécence, dégradation de l’environnement, capitalisme débridé… La question que réinvestit ici l’auteur se formule au fond de la manière suivante : “Pourquoi il est si facile de se mettre d’accord sur la désespérance de l’ordre du monde et si difficile pourtant de lui désobéir ?“ Pourquoi avons-nous donc laissé faire ce monde ? Pourquoi assumons-nous collectivement le statut de spectateurs du désastre ? Peut-être au fond parce que désobéir est un geste qui se mérite, qui mérite en tout cas un vrai travail d’élaboration critique et éthique.
C’est cette tradition subversive que le philosophe analyse dans un livre nourri par l’histoire de la pensée et de ce qui, en elle, agite les hommes du côté de l’insoumission. Ce que Frédéric Gros défend à travers cette exploration, c’est la nécessité de réinventer une démocratie critique, d’animer une tension éthique au cœur de chacun d’entre nous, visant à “réinterroger la politique, l’action publique, le cours du monde à partir d’un soi politique“.
Le livre ne porte donc pas sur les mouvements sociaux en tant que tels et leurs motivations (défense de l’environnement, justice sociale, reconnaissance symbolique, protection des minorités). Sans les ignorer, il se contente d’une réflexion quasi ontologique, “en amont de l’éclat effectif des révoltes“, afin de comprendre à quel point “désobéir peut être une victoire sur soi, une victoire contre le conformisme généralisé et l’inertie du monde“.
Désobéir, c’est s’humaniser
Rappelant que l’obéissance disciplinaire reste souvent indexée à un principe d’humanité, préservant de la sauvagerie supposée des êtres sans contrôle, Gros s’attache à renverser l’ordre de cette croyance. Notamment en s’appuyant sur l’expérience totalitaire du 20ème siècle qui a rendu sensible à une monstruosité inédite : celle du fonctionnaire zélé, de l’exécuteur impeccable. Des monstres d’obéissance, qui de Eichmann sous le règne nazi à Duch, sous l’ordre des Khmers rouges, nous signifient qu’au fond, seule la désobéissance humanise. Eichmann a voulu rester loyal à son serment initial, d’obéissance ; il revendiquait la moralité de son obéissance, c’est-à-dire, en fait, à se rendre “coupable d’auto-déresponsabilisation“.
“La dérobade, l’évitement, la désobéissance, le refus, voilà ce qui aurait pu rendre humains les gestionnaires impeccables du crime de l’horreur“, écrit Frédéric Gros. Le choix à faire entre obéir et désobéir, “c’est donner forme à sa liberté“.
Pour étayer sa réflexion, l’auteur se raccroche au texte fondateur de La Boétie, le Discours sur la servitude volontaire pour qui, analyse-t-il, “être libre, c’est d’abord s’émanciper du désir d’obéir, assécher en soi la passion de la docilité, cesser de travailler, soi-même depuis soi-même, à sa propre aliénation, faire taire en soi le petit discours intérieur qui légitime d’avance la puissance qui m’écrase“. Avec le concept qualifié par Gros de “surobéissance“, La Boétie est le premier à identifier ce mécanisme vicieux qui pousse chacun à obéir toujours plus que ce qui est véritablement requis par la situation de soumission. L’Etat, l’autorité politique, ne tiennent que par cette adhésion secrète qui fait surobéir. “C’est notre excès d’obéissance qui fait tenir les puissants“, observe l’auteur, lucide sur l’énigme de cette jouissance et le secret de cette complaisance.
D’Antigone à Diogène, les figures de la révolte
Certes, la figure d’Antigone, icône culturelle de la révolte, nous invite à la désobéissance fière, publique, insolente. Ne cédant jamais à elle-même et à la loi de la communauté contre l’Etat, elle sombre dans la désobéissance tragique. “Antigone, dans sa désobéissance, n’affirme pas un ordre contre un autre ; elle inquiète la possibilité même de l’ordre“.
De l’ironie sceptique à la provocation cynique, incarné par Diogène, il existe d’autres façons de s’opposer au conformisme de masse, celui des traditions, des conventions et des rites. Diogène est celui qui se refuse à céder à la grande tromperie : “appeler naturel ce qui n’est jamais que du normal ; et normal ce qui au fond n’est que du socialement respectable“.
Qu’est-ce qui, ainsi, nous empêche alors, comme Diogène, de désobéir à ce qui nous est imposé ? L’expérience de psychologie sociale, réalisée en août 1961 par Stanley Milgram, donne quelques clés de compréhension : ce qui paralyse les capacités de désobéissance (même face à la possibilité d’être tortionnaire, par pure docilité), c’est la confrontation d’un individu avec une figure de l’autorité confirmée par un environnement institutionnel et technique. La bêtise, analysée par Hannah Arendt, ce n’est pas plus ce que cela : cette capacité à se rendre soi-même aveugle, cet entêtement à ne pas vouloir savoir.
Désobéir, ce n’est pas céder à cet aveuglement ; c’est aussi ne pas se soumettre totalement au consentement social : celui par lequel les sociétés, à partir du 18ème siècle et des théories du contrat social, ont inventées la possibilité de se consolider. Comme Hobbes, Locke et Rousseau l’ont analysé, s’il y a contrat, c’est que nous voulons faire politique ensemble. La société est pensée comme le résultat d’une décision commune et libre. “Nous sommes tombés d’accord pour faire société et obéir aux lois“.
Mais, rappelle Frédéric Gros, le contrat existe aussi “dans l’éclat de ces actes de désobéissance concertée, au nom d’une société plus juste et égale, au nom d’un monde fraternel“. La démocratie, désirée par les désobéissants, est une démocratie critique, guidée par une exigence de liberté, d’égalité et de solidarité effectives, plus que théoriques. C’est cette exigence qui fait désobéir.
auteur de La désobéissance civile en 1849
De Socrate à Montaigne, de la désobéissance civile de Thoreau (auteur largement redécouvert depuis dix ans) à la vigilance critique de Kant et des Lumières, des penseurs nous disent que, jusqu’à un certain point, désobéir est responsable. “Etre responsable, c’est d’abord cela : sentir peser un fardeau sur mes épaules“, écrit Gros. Sans devoir se sentir responsable de tout, au risque de brûler au cœur d’une “incandescence éthique“, l’auteur nous invite à puiser en soi la force de désobéir à l’autre, qui n’est que le miroir d’une obéissance à soi-même. C’est dans cette dialectique et cette exigence éthique qui n’a d’autre vérité que celle que chacun se donne à lui-même, que Frédéric Gros fait de la désobéissance un horizon politique à la fois éternel et extrêmement contemporain, en ce qu’il résonne dans les voix insurgées d’aujourd’hui. Quant aux usages collectifs de cette désobéissance, jusqu’aux dangers potentiels d’un embrasement ou des insurrections qui viennent, il appartient à nous tous d’y réfléchir ; la philosophie nous éclaire simplement sur ses vertus potentielles.
Frédéric Gros, Désobéir, Albin Michel, en librairie le 1er septembre.
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