L’ascendant de Jimi Hendrix sur la guitare électrique fut si considérable qu’à sa mort l’instrument semblait avoir consumé ses forces. Un coffret riche en inédits fait aujourd’hui renaître celui qui fusionna littéralement avec sa guitare, rompant les liens l’attachant au blues, transportant le rock à l’autre extrémité du système solaire.
Après la disparition de Jimi Hendrix, l’idée même d’écouter un solo de guitare électrique paraissait terriblement fatigante. L’impression était comparable à celle du désir qui vous abandonne une fois la jouissance obtenue. Nous n’en avions plus envie.
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Poussée au cours des années 60 au paroxysme de l’exagération phallique, c’est la guitare électrique elle-même qui semblait vidée de sa semence. Hendrix était pour ainsi dire parvenu à en éjaculer, par jets brûlants et continus de notes acides, l’essence essentielle. Robin Trower, Stevie Ray Vaughan, John McLaughlin et les virtuoses bavards du jazz-rock tentèrent en vain de redonner à cet instrument un semblant d’érection. Mais en dépit de quelques beaux raidissements, le membre le plus fécond du rock persistait à pendre misérablement sous la besogneuse caresse de ces onanistes trop volontaires.
De la même manière qu’il avait réussi à dépasser la bipolarité de l’énergie électrique, Jimi Hendrix avait élargi l’appartenance sexuelle de cet instrument, que tant de pratiquants persistaient à considérer béatement comme le prolongement incendiaire de leur propre engin. Or, depuis son passage éclair dans la maison rock, plus rien ne pouvait être joué de la même manière.
Hendrix offrait à ses solos l’intensité d’un orgasme indifférencié, à la fois masculin et féminin, dont le rayonnement était tel qu’il finissait par sortir du périmètre du plaisir pour envahir celui où siège la souffrance. Et si un certain machisme fondamental coïncide toujours avec cette manière très évocatrice de tenir un manche et d’amplifier par son maniement un désir formellement identifié comme étant de genre mâle, sa façon onctueusement érotique de pratiquer le cunnilingus sur Miss Fender (qui immanquablement finissait par gémir, ce que les observateurs décriront par l’expression cent fois débitée de « jouer avec les dents ») avait pour mérite de restaurer l’instrument dans sa dimension féminine. C’est d’ailleurs au cours de ce rituel scénique, faisant passer parmi les jeunes filles présentes dans la salle un frisson perceptible, que les paroles de Howlin’ Wolf dans Back door man prenaient enfin tout leur sens : « The men don’t know, but the little girls understand » (Les mecs ignorent, les demoiselles savent de quoi il s’agit).
Voilà l’une des raisons qui aujourd’hui, trente ans après, nous fait dire que toutes les guitares électriques auraient dû mourir avec lui, que toutes ces Juliette de bakélite et de laiton auraient gagné à expirer à la suite de ce Roméo supersonique. Leurs râles entêtés ressemblent aux gémissements d’un veuvage sans fin. Les musiciens soupirants qui les courtisent depuis semblent étrangement impotents. En osant lui survivre, les guitares ont subitement récupéré le poids que cet étrange amant s’était ingénié à soustraire de leur corps. Comme si ce musicien autodidacte était parvenu en trois riffs et deux solos à enfreindre les lois de la gravitation et à résoudre l’énigme platonicienne de l’amour et de l’unité ; de sorte que nous sommes encore aujourd’hui à nous pincer, à nous prendre à témoin, à nous interroger sur la légèreté avec laquelle nous avons pu laisser échapper ce messager surnaturel.
Evoquer le « style » de Jimi Hendrix revient assez souvent à dire du feu qu’il brûle, ou à gloser sur l’humidité de l’eau, sur l’immatérialité de l’air. Les mots ne conviennent pas, se révèlent insuffisants. Il y a dans la profondeur de son expression musicale quelque chose qui nécessite un recours à une évaluation autre qu’esthétique ou descriptive. De tous les musiciens enregistrés, il est sans doute celui pour qui se pose le plus clairement la question de la substance artistique « qui ne peut être produite par une autre substance ».
Dans les années 60, on appelait Clapton « Dieu ». Les fans du guitariste anglais, époque Cream, avaient opéré un transfert d’autorité, respectant plus qu’ils ne l’imaginaient ou le souhaitaient un schéma hérité de leur éducation religieuse. Ainsi prêtait-on à ce musicien doué, ayant assimilé la technique de Robert Johnson et s’étant dans le même élan approprié la mystique qui entourait le père du blues moderne, un pouvoir divin que son jeu, lyrique mais rythmiquement atrophié, ne justifiait guère.
Or, si Clapton était « Dieu », qui pouvait bien être Jimi Hendrix ? La lave s’échappant par coulées des lèvres du cratère sonore qu’est Voodoo chile, laissant derrière elle un paysage calciné, suffirait à éclairer ceux qui le souhaiteraient. Hendrix n’était pas un guitariste intense ou substantiel, il était l’intensité et la substance. Répondant à un désir de fusion totale avec sa création, il n’est pas de musicien qui ait effacé à ce point la distance physique le séparant de son instrument. Cette consubstantialité homme-art s’étendait aux aspects les plus extérieurs, voire les plus futiles, par exemple à la manière qu’il avait de se vêtir. Alors que la plupart des rock-stars, une fois la mode hippie devenue réglementaire, donnaient l’impression d’être déguisées, lui portait indifféremment vestes à brandebourgs ou à franges, caftans bariolés, chemises à jabot, bandanas, chapeaux feutre, colifichets, turquoises, nacre et jade avec une sidérante justesse. Ses compères du swinging London (Townshend, Page, Beck, Clapton) avaient beau durcir leur jeu, augmenter le volume de leurs amplis, casser leurs instruments, se rouler par terre, porter des perruques afro, rien n’y faisait. Il suffisait à Hendrix de brancher sa guitare, de libérer ce son ahurissant pour que tout le monde ait la conviction qu’il chevauchait un balai de sorcière, slalomant à la vitesse de la lumière sur la Voie lactée, comme sur le point de devenir lui-même un astre véhément en robe de feu, descendu d’on ne sait quelle galaxie pour éclipser tout ce petit monde surfait et vaniteux.
Le monde du rock a révélé Hendrix aussi sûrement qu’il l’a tué. Il fit son initiation professionnelle dans le chitlin circuit, ce réseau minable de clubs noirs du sud des Etats-Unis. Il y connut l’humiliation, la médiocrité, le racisme. Puis, du jour au lendemain, il devint une divinité. On l’adulait, on se prosternait devant lui, on mettait des filles dans son lit, de l’acide dans son verre. Ce décalage monstrueux peut expliquer la propension qu’ont les musiciens noirs américains parmi les plus renommés à s’autodétruire, ou à devenir fous.
Aujourd’hui, trente ans après sa fin, la manne d’inédits et de prises alternatives collectées dans un coffret ajoutant une énième pièce au dossier, ainsi qu’une référence supplémentaire à son exponentielle discographie, montre à quel point Hendrix envisageait la musique à la fois comme un refuge et comme une ligne de fuite, ce dont I don’t live today se fait clairement l’aveu.
Alors que d’autres pop-stars se mettaient à méditer sur l' »ici et maintenant », Hendrix travaillait quant à lui dans l’ailleurs et l’ultérieur. Sa position sur la carte géographique de la musique moderne n’est pas difficile à repérer : elle est intenable. C’est comme s’il ne s’était jamais senti nulle part à sa place. Il rompit avec autant de fulgurance que de désinvolture le cercle correspondant à la structure du blues et du rhythm’n’blues et à l’entité communautaire dont ces genres étaient issus, et à laquelle il appartenait. Et ce fut l’Experience. Mais le succès de cette formule en trio le rendit dépendant, situation que sa nature profondément individualiste tolérait mal. C’est là que le fétichisme imbécile des sixties et le rock-business s’en mêlèrent.
On devine qu’il avait devant lui plus de chemin musical à parcourir que ces quatre années fulgurantes (de 1966 à 1970) ne le lui permirent. Sa technique, sa curiosité, ses affinités laissent imaginer des moments de grande invention, de modernité gourmande. On le savait en projet avec l’arrangeur de jazz Gil Evans et une collaboration avec Miles Davis demeurait envisageable…
Quand un opéra entier était nécessaire aux Who pour exprimer leur quête de liberté, il suffisait à Hendrix d’une chanson (Freedom, Stone free, etc.) pour en dire plus. Cette économie d’effort lui a permis finalement d’atteindre par instants cette zone rare où sa guitare est affranchie de la saturation, de la démonstration, où lui-même semble enfin à l’abri du monde et de l’angoisse qui imprègne une grande partie de son uvre, où il semble rejoindre la source secrète d’une poésie spatiale interdite au commun des mortels et mêler ses cheveux à ceux du soleil, les yeux grands ouverts, contemplant d’un même regard l’infini et l’éternité avec cette ampleur d’âme bienveillante qui, aujourd’hui encore, nous bluffe toujours autant.
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Coffret 4 CD (Universal).
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