Ce sera la grande affaire des Transmusicales de Rennes qui ouvrent cette semaine : la visite des Californiens de Quannum, responsables d’un des sommets d’une année pourtant riche en hip-hop, Spectrum. Le magicien DJ Shadow aura incontestablement marqué la décennie. D’abord, en tant que maître pionnier du hip-hop instrumental et chantre de la révolution sonore […]
Ce sera la grande affaire des Transmusicales de Rennes qui ouvrent cette semaine : la visite des Californiens de Quannum, responsables d’un des sommets d’une année pourtant riche en hip-hop, Spectrum.
Le magicien DJ Shadow aura incontestablement marqué la décennie. D’abord, en tant que maître pionnier du hip-hop instrumental et chantre de la révolution sonore initiée par le label Mo’Wax, première maison de disques à s’enthousiasmer pour son vocabulaire musical au sampler autrement plus subversif que de longs discours. Ensuite, en sa qualité de génial producteur-compositeur-arrangeur pour le projet Unkle l’an passé, cet audacieux pont jeté entre la scène électronique et l’indie-pop. Mais si ces deux aspects de Josh Davis ont été largement mis en avant, peu d’échos en revanche sur ses passionnantes productions rap, rien ou presque sur Solesides, sa balise de survie quand se déchaîna le grand cirque médiatique, son refuge lorsque les superlatifs les plus fantaisistes (le trip-hop, sa bête noire) fleurirent accolés à son nom.C’est pourtant loin des feux de la rampe, au sein du label Solesides l’un des plus excitants chaudrons de hip-hop indépendant, monté en Californie en 1992 par une bande d’amis, DJ, producteurs et rimeurs, dont les groupes Latyrx et Blackalicious , que le très discret DJ Shadow est manifestement le plus à l’aise. « Le hip-hop m’a élevé culturellement, au plan des idéaux et de la musique. Ma recherche en tant que producteur m’a amené à explorer le côté instrumental, mais je travaille aussi depuis des années avec des MC : si Mo’Wax n’était pas venu me chercher, j’aurais de toute façon continué avec Solesides. Ça n’aurait peut-être pas été plus mal… Je me console en me disant que ma notoriété a aidé à faire connaître le label », nous confiait-il il y a trois ans, déjà lassé de la « politique » du showbiz. Lancé à l’origine par nécessité « Celle d’exposer nos productions sans passer par l’épreuve de la tournée des majors » , Solesides aura offert une rampe de lancement à quelques ovnis définitivement frappés du sceau de l’originalité, à commencer par le maxi Melodica de Blackalicious (1994) et l’album de Latyrx (The Album, 1997).
Pourtant, l’équipe décidait il y a un an d’enterrer Solesides pour repartir sur de nouvelles bases avec Quannum. Difficile à première vue de faire la différence, le noyau dur restant strictement le même : Shadow, Blackalicious (Gift Of Gab et Chief XCel) et Latyrx (Lateef et Lyrics Born), soit trois producteurs et trois MC (Lyrics Born cumulant les deux fonctions). « La différence, explique Chief XCel, c’est d’abord une vision plus ambitieuse, de nouvelles aspirations et de nouveaux défis à relever. Solesides étant devenu synonyme d’un certain son, nous avions le sentiment d’être enfermés dans ce style, il était temps de tourner la page. Plus concrètement, après être restés strictement entre nous avec Solesides, nous avons entrepris avec Quannum d’inviter à bord tous les artistes que nous respectons et croisons depuis des années. »
D’où la profusion de réjouissantes collaborations figurant sur Spectrum, le magnifique premier album de la nouvelle entité paru en septembre. Jurassic 5 amis de longue date avec lesquels l’équipe a écumé les scènes de la Côte Ouest ces dernières années , Souls Of Mischief de la trop rare famille Hieroglyphics d’Oakland , le groupe allemand Poets Of Rhythm, Divine Styler ou El-P de Company Flow s’installent tous avec un naturel déconcertant à la table de cette généreuse fratrie, dont la liberté n’a d’égale que l’ouverture d’esprit. Sculptées à plusieurs mains, les surprises abondent, avec des détours inspirés en terrain soul (People like me), rhythm’n’blues (I changed my mind), hip-rock (Divine intervention) ou hip-hop old-school (Hott people, MC Break 2). Reflet des multiples facettes de cette entité à géométrie variable, la variété de climats ne nuit en rien à la cohérence de cet album saturé de pistes à retenir pour le futur.
Car qu’il s’agisse des titres en petit comité ou des morceaux collectifs les magistraux Concentration, The Extravaganza et Bombonyall , ce disque est le fruit d’un véritable travail d’équipe. « Non seulement nous partageons le même esprit, note Chief XCel, mais nous nous sommes également tous investis, à un stade ou un autre, dans la réalisation des morceaux de Spectrum. Si nous ne produisions pas, nous enregistrions ou nous arrangions, et si nous ne participions pas activement, nous étions au moins en studio pour soutenir les autres. » Imaginatif et audacieux, le résultat sonne comme un hommage à l’esprit d’ouverture originel du hip-hop, auquel la définition musicale de DJ Shadow fait écho : « Le hip-hop est censé dynamiter toutes les barrières, mixer toutes les musiques. Sa tendance à devenir conservateur est une terrible perversion, car sa nature même est l’exploration et l’innovation permanentes. » Etat des lieux de Quannum (l’entité) et avant-goût prometteur de ce que Quannum Projects (le label) nous réserve à l’avenir, ce disque s’inscrit de surcroît dans le bouillonnement créatif le plus excitant que le hip-hop ait connu depuis le début de la décennie. Pas un mois sans une nouvelle secousse, pas une quinzaine sans un nouveau coup de cœur en provenance de San Francisco, Londres, New York, Paris ou Vancouver.
De retour avec le splendide Nia, prochain cadeau de Quannum Projects, Blackalicious manifeste bien la qualité et l’exigence de cette scène généreuse. « Nous nous considérons comme des outils aidant à la manifestation de la musique. Notre message en découle : inciter les auditeurs à écouter davantage leur petite voix intérieure, sans se faire happer par les pièges du matérialisme et de la routine », déclare Gift Of Gab. Qu’on ne s’y trompe pas : plus proche de la soif et des doutes du chercheur que de la certitude arrogante du prêcheur, cette philosophie n’a pas empêtré le duo dans un discours casse-bonbons ou millénariste de saison. L’introspection n’empêche ni la fantaisie ni le second degré d’affleurer constamment sur Nia, dans une variété de styles aussi large que l’album de Quannum au complet. Le récit fantasmagorique de Cliffhanger, dans lequel une séduisante Tibétaine se transforme en dragon, n’a rien de commun par exemple avec Deception, une savoureuse fable sur l’ascension et la descente aux enfers d’un rappeur dont le ton ironique rappelle l’humour des meilleurs De La Soul. Leur poésie inspirée, largement héritière de Gil Scott Heron, fait aussi écho à l’école des immenses et méconnus Freestyle Fellowship, avec lesquels Gift Of Gab reconnaît partager une conception évoluée de l’art du MCing « voyageuse et sans limites ».
Expérimenter Nia, sur lequel cinq MC aux tonalités et phrasés distincts semblent se partager l’affiche quand il n’y en a qu’un en réalité, donne une meilleure idée de l’époustouflant talent tout-terrain du bien nommé Gift Of Gab. La profonde complicité qui le lie à son partenaire, rencontré au lycée de Sacramento il y a treize ans, n’est pas étrangère selon lui à cette versatilité : « Chief XCel m’offre des climats intenses et très variés dont je m’inspire. Grâce à lui, je me sens comme un musicien jouant d’un instrument. »
A l’instar de Quannum, les beats inventifs, où le sampler cède parfois le pas à l’instrumentation live, puisent à toutes les sources « sans aucun a priori », du rock à l’afro-beat, dans un impressionnant déploiement de couleurs et de textures toujours empreintes d’une chaleur et d’une grâce rares. « Nous travaillons dur pour donner une autre dimension et faire circuler l’énergie entre le groupe et le public. » Toutes merveilles qu’on ne saurait manquer aux Transmusicales, où Blackalicious et Latyrx, c’est-à-dire Quannum sans DJ Shadow est une des têtes d’affiche les plus attendues. C’est sûr, on va tous danser le Nia.
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