En amour, il y a la théorie. Et la pratique. Malheureusement, les deux coïncident rarement. Les héros névrosés de l’Américaine E. J. Levy l’apprennent à leurs dépens. Un recueil de nouvelles à l’irrésistible humour dépressif.
Si seulement l’amour était aussi simple que le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein ! C’est en substance ce à quoi rêvent les personnages très légèrement névrosés des dix nouvelles réunies dans L’Amour, en théorie, le premier recueil de l’Américaine E.J. Levy. Enseignante à la Colorado State University, elle a sûrement mis un peu d’elle-même dans ce panel de professeurs, étudiants et autres universitaires surdiplômés, nantis pour certains d’un “QI de 190”.
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Leurs connexions synaptiques fonctionnent à la perfection, sauf quand il s’agit d’étudier leurs émotions et les mouvements capricieux du cœur. La logique des sentiments, ou plutôt son absence, leur échappe. Aucun système, aucun axiome auquel se raccrocher. Entre la théorie, celle exposée dans les – trop ? – nombreux livres qu’ils ont lus, et la pratique, il existe un fossé encore plus profond que la faille de San Andreas. Ce malentendu sert de postulat de départ à E. J. Levy, qui fait de chacune de ces histoires un microlaboratoire où elle use de ses personnages comme de cobayes en les plongeant dans un écosystème qui leur est quasiment étranger : le réel.
Spécimen particulièrement représentatif de cette cohorte d’attachants inadaptés, l’héroïne de la nouvelle “La Meilleure Façon de ne pas mourir transie”, titre absurde à la David Foster Wallace. Dans ce texte, une prof de stylistique, trentenaire et un tantinet psychorigide, s’éprend de Ben, un vendeur d’articles de sport. Rien ne la prédestinait à cette rencontre. Jusqu’ici, elle fréquentait des hommes avec lesquels elle pouvait discuter “propositions subalternes et structuralisme”, pas chaussures de randonnée et canoë.
Mais comme toutes ses précédentes relations se sont soldées par des échecs, pourquoi ne pas tenter cette nouvelle expérience, délaisser l’abstraction pour le concret. “Elle avait des tomes traitant de rhétorique et de stylistique, d’autres sur le modernisme, le postmodernisme, l’essentialisme féministe, le structuralisme, le poststructuralisme, les études postcoloniales, mais aucun de ces ouvrages ne pouvaient la renseigner sur l’amour. Comment s’instruire dans ce domaine ?” Avec Ben, elle passe enfin aux travaux pratiques.
Tout va tellement bien entre eux qu’ils envisagent d’emménager ensemble. Mais avant, pour tester leur compatibilité d’humeur, ils décident de partir camper quelques jours. Un fiasco évidemment. Voulant épater Ben, la jeune femme perfectionniste remplit son sac de mets raffinés, chandelles, bouteilles de chardonnay et même de la vaisselle en porcelaine. Un excès de zèle qui pèse trois tonnes et déclenche l’ire de son amant dont le bon sens ne souffre aucune fantaisie. Moralité : l’idéal se heurte brutalement au pragmatisme.
Une communauté d’handicapés émotionnels snobs et fragiles
Il en va ainsi pour la plupart des protagonistes du recueil, intellos control freaks qui pensent trouver dans les Fragments du discours amoureux de Barthes un mode d’emploi pour construire leur vie sentimentale comme s’il s’agissait d’une armoire en kit. Pourtant, comme en convient la prof de philo dans la nouvelle “Ma vie en théorie”, “il faut bien reconnaître que nos plus grands esprits étaient des losers en matière d’amour. Soren Kierkegaard, par exemple, n’a connu qu’une seule expérience sexuelle de sa vie, ratée qui plus est, et encore, avec une prostituée”. Elle-même ne fait pas beaucoup mieux que Kierkegaard. Quand elle trompe sa compagne avec un beau gosse au look de cow-boy dégingandé, elle considère cette aventure comme une expérience, l’occasion de réfléchir au concept d’adultère. Réalisant trop tard qu’elle risque aussi de blesser la femme qu’elle aime. “Et j’ai compris que malgré mes raisonnements scrupuleux, j’avais oublié l’essentiel : l’empathie.”
Qu’ils soient hommes ou femmes, hétéros, bi ou homos, les personnages d’E. J. Levy sont bâtis sur le même modèle et forment une communauté d’handicapés émotionnels, exigeants, un brin snobs mais surtout fragiles. Plusieurs d’entre eux se font larguer pour Dieu, leurs ex préférant la vie en ashram à la vie de couple (“Théorie de l’illumination”, “Théorie du transport”) ou se trouvent confrontés aux déboires conjugaux de leurs parents (“Le Choix rationnel”, “Gravité”). On perçoit aussi des échos d’une nouvelle à l’autre (les blagues du New Yorker, les carrières médicales avortées…). Mais ce qui lie vraiment les héros déglingués de ce livre, c’est leur ironie, brandie comme un écran protecteur entre leurs fêlures et le monde. Chez eux, le premier degré est banni, encore plus lorsqu’il s’agit d’amour.
Sous les punchlines brillantes, une vraie profondeur
Dans “Gravité”, Richard pense avoir réussi à échapper au conformisme bourgeois de sa famille en quittant son Midwest natal. Radiologue, il vit avec son compagnon Brian, persuadé que leur union n’a rien à voir avec la vie étriquée et sans désirs de ses parents, même si “ces jours-ci, le sexe ressemble plus à une séance de détartrage, ou à un traitement prophylactique, régulier et aussi banlieusard qu’une pelouse bien entretenue”. Alors qu’il assiste au mariage de sa sœur, il comprend qu’il mène lui aussi une existence faite de compromis.
L’humour dépressif à l’œuvre dans L’Amour, en théorie rappelle les livres de Gail Parent (Sheila Levine est morte et vit à New York) ou les films de Noah Baumbach (Greenberg, Frances Ha). Mais sous les punchlines brillantes, il y a une vraie profondeur, une hypersensibilité pour dire la chose la mieux partagée du monde : le foirage amoureux. Ruptures, désillusions, chagrins d’amour… A partir de ces lieux communs de la littérature, E. J. Levy élabore un anti-manuel d’éducation sentimentale.
L’Amour, en théorie (Rivages), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, 288 pages, 21 €
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