Amarré à son qânûn, instrument essentiel de la musique savante orientale, Julien Weiss a navigué pendant plus de vingt ans à travers le monde arabe. Il fait escale cette semaine au Théâtre de la Ville avec l’ensemble Al-Kindi et les voix de la grande mosquée de Damas. De sa terrasse, Julien Jalal-Eddine Weiss jouit d’un […]
Amarré à son qânûn, instrument essentiel de la musique savante orientale, Julien Weiss a navigué pendant plus de vingt ans à travers le monde arabe. Il fait escale cette semaine au Théâtre de la Ville avec l’ensemble Al-Kindi et les voix de la grande mosquée de Damas.
De sa terrasse, Julien Jalal-Eddine Weiss jouit d’un panorama qui, des maisons anciennes du quartier Bab Qinesrin jusqu’au minaret octogonal de la grande mosquée, met à portée de vue l’une des parties les plus pittoresques d’Alep, ville syrienne mythique et haut lieu de civilisation. Bien qu’il ne puisse y risquer trop souvent le regard sans finir par outrager la bienséance musulmane interdisant à quiconque, a fortiori d’origine européenne, de toiser son voisinage immédiat et, fût-ce accidentellement, d’apercevoir les femmes qui y résident, Julien se plaît à embrasser ce point de vue sur une ville réputée hermétique mais dont il a réussi à la longue par se faire adopter. Cette hauteur que lui autorise le niveau le plus élevé du palais mamelouk acquis il y a deux ans et qu’il occupe désormais une bonne partie de l’année
ne peut se mesurer en réalité qu’à l’aide d’une seule unité : celle du rêve, comme résurgent des Mille et une nuits, que ce Français d’origine alsacienne a formulé pour lui-même.
A peine l’inoubliable entremêlement du chant des muezzins éteint dans l’encre de la nuit, commencent à se présenter les invités, conviés à assister à l’une de ces soirées devenues denrée recherchée de la vie culturelle alépine et où Julien, avec l’ensemble Al-Kindi, recrée dans ce cadre raffiné, devenu son lieu d’habitation, l’ambiance et les plaisirs d’un salon de musique à l’ancienne. Signes d’une sociabilité bien cultivée, il y a parmi les personnes d’une assistance d’environ cent âmes des éléments d’une communauté qui, la surprise de voir cet Occidental s’installer parmi eux passée, ont fini par accepter sa présence et le rituel de ces veillées d’un autre âge. Il y a là le boucher du coin, le responsable du téléphone, l’architecte, le miroitier, le tisserand et quelques personnalités religieuses. Véritable conservatoire vivant, Alep est certainement l’une des villes du monde arabe dont la mélomanie se montre la plus aiguë. Ici, on perpétue la tradition des soirées musicales, on cultive le chant comme expression d’une ambiguïté non résolue où se rencontrent, au sommet de la maîtrise et de l’abandon, profane et sacré ; on assiste à des zikrs cérémonies de confréries soufies dédiées à la répétition du nom de Dieu d’une beauté, d’une puissance spirituelle préservées depuis des siècles. Se faire une place dans un contexte d’une telle exigence artistique, qui plus est dans une des villes les plus anciennes au monde, au coeur d’un pays rendu méfiant par les circonstances politiques, religieuses et ethniques que l’on sait, n’est très certainement pas une mince affaire. Dans l’extrême civilité qui présidait à cette soirée, dans la présence de musiciens syriens aussi réputés que le maître du oud Muhammad Qadri Dalal et les chanteurs Sabri Moudallal et Omar Sarmini, tous membres à part entière de l’ensemble Al-Kindi que Julien a fondé en 1983 et qu’il a conduit sur toutes les scènes du monde, se lisait donc comme l’accomplissement de la partie la plus inaccessible et la plus précieuse que puisse formuler l’âme humaine : le rêve réalisé.
Ce rêve s’est d’abord éveillé dans l’esprit « chargé de problématique » du petit Bernard qui, à l’âge de 16 ans, quitte ses parents père ingénieur, mère suisse allemande et « fait la route », manière pour sa génération (celle des hippies) de laisser le vieux monde derrière elle. Il part en Californie, y accomplit « différentes expériences extatiques », se retrouve au Maroc où il vit en communauté avec la fille fugueuse du peintre vénézuélien Soto, père de l’art cinétique. C’est elle qui le rebaptise Julien. L’insatisfaction lui taraudant le ventre, ce guitariste de formation classique abandonne les formes musicales à la mode pour partir en quête d’un Graal dont il ignore encore la nature, et dont il ne prendra conscience que plus tard, lors d’une soirée chez le futur ministre de la Culture égyptien, alors en poste à Paris, qui lui fait découvrir un disque du luthiste irakien Mounir Bachir. « J’ai craqué complètement et décidé d’étudier le oud. J’ai été séduit à la fois par l’expression de cet art musical et bluffé par cet aspect proprement souterrain, mis en lumière par Jean-Claude Chabrier dans les notes de pochette de ce disque, concernant l’aspect psychanalytique, l’effet psychique qu’engendre la musique orientale dans la mesure où le musicien transmet sa névrose à l’auditoire. A cela s’ajoutait l’existence d’un système mélodico-rythmique avec des rapports numériques extrêmement savants qui ont suscité chez moi une stimulation intellectuelle propre à me lancer dans une aventure artistique totale. » Mais le luth n’est qu’une étape, un prélude à cette exploration un peu folle qui emmène cet audacieux entêté sur les parois d’un vertige au déroulement incertain. La vraie révélation, Julien l’obtient avec le qânûn, instrument de la famille des cithares de table dont font également partie le cymbalum et le santur, et dans l’étude duquel il se jette avec, mieux que du zèle, de la voracité. Il se consacrera vingt-deux ans à la conquête de cet instrument, et à travers lui à une forme d’absolu musical, manifesté dans un système microtonal d’une complexité ahurissante. Il ne saura y répondre de manière satisfaisante qu’après une longue et besogneuse recherche devant finalement aboutir à la fabrication, par un luthier turc d’Izmir, d’un instrument répondant à toute son exigence. Du Caire à Bagdad, de Beyrouth à Istanbul et de Tunis à Alep, Julien Weiss aura vécu cette quête comme d’autres s’engouffrent dans les méandres d’un voyage mystique. Qu’il s’en soit sorti si bien prouve au moins son endurance, sa sincérité et la bienveillance divine qui lui fut accordée. Car loin de correspondre à l’image empreinte d’austérité et de soumission grise souvent de rigueur chez ce genre d’instrumentiste, Julien apparaît comme l’un des derniers musiciens aventuriers, sorte de Corto Maltese de la note inouïe, de Marco Polo de l’intervalle, riche d’une vie amoureuse digne des grands veneurs de la littérature galante, qui vous raconte, tel don Juan sous le dôme de son palais, comment sa femme l’a fait suivre par un détective privé pour confondre son adultère, comment il fut pourchassé par une fiancée serbe le menaçant d’un revolver et bien d’autres péripéties sur le ton fiérot de celui qui sait quel savoureux aliment il offre ainsi à ses biographes. A d’autres moments, il évoque la visite à domicile des services secrets syriens qui, sur la foi de rumeurs malveillantes, lui cherchèrent des poux d’agent secret, ainsi que divers tracas dignes d’être consignés dans un roman vécu.
Mais à tout cela nous ne pouvons être attentifs que dans la mesure où s’y reflètent le travail et la passion d’un homme qui, pris entre deux feux d’hostilité d’un côté le milieu des érudits arabes, de l’autre les orientalistes européens , a malgré tout enregistré avec les meilleurs interprètes de la musique savante arabe, leur a offert la possibilité de se produire sur d’innombrables et prestigieuses scènes à l’étranger. Clôturant un cycle entamé il y a cinq ans avec le grand munshid Shayk Hamza Shakkûr, hymnode de la mosquée des Omeyades, Julien Weiss, devenu depuis sa conversion à l’islam Jalal-Eddine, renoue aujourd’hui avec la musique des derviches de Damas et leurs flamboyantes qasida, improvisations à rythme libre. Libéré de tout formalisme, ayant échappé à l’ancrage inhibant d’une identité trop forte, mais aussi totalement dévoué à la mise en valeur de répertoires prétendus difficiles, il navigue depuis plus de vingt ans sur son qânûn, à travers la mer des traditions. Installé dans ce palais sorti de ses propres rêves, il se pourrait bien qu’il soit enfin rendu à bon port.
Shayk Hamza Shakkûr et l’ensemble Al-Kindi, Liturgie soufie de la grande mosquée des Omeyades de Damas (2 CD, Chant du Monde/Harmonia Mundi).