À l’occasion de la rétrospective Alejandro Jodorowsky, du 28 mai au 31 octobre au CAPC de Bordeaux, plongée panoramique dans la carrière de cet artiste polymorphe de 86 ans, qui s’apprête à tourner un nouveau film au Chili.
Né en 1929 à Tocopilla, petite ville minière du nord du Chili, Jodorowsky, fils d’émigrés juifs ukrainiens, s’est installé en France en 1953 pour apprendre le mime. Côtoyant les surréalistes, créant le groupe Panique avec Arrabal et Topor, il devient une figure de la contre-culture. Il passe ensuite de longues années au Mexique, où il réalise plusieurs films controversés mêlant mystique orientale, farce et cruauté (dont El Topo et La Montagne sacrée).
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Créant et écrivant sans cesse, il regagne la France, où il devient un maître du tarot et un expert en ésotérisme. Après l’échec de son adaptation mégalo du roman de science-fiction Dune, il s’est reconverti avec succès dans la bande dessinée comme scénariste, notamment avec Moebius pour L’Incal. Parallèlement, il tourne encore quelques films (dont Santa Sangre, toujours au Mexique), puis abandonne le cinéma pendant vingt ans. A plus de 80 ans, il y revient et filme une autobiographie farfelue de son enfance, La Danse de la réalité, dans son pays natal, le Chili ; actuellement il en prépare la suite, Poésie sans fin.
L’exposition du CAPC de Bordeaux présente l’ensemble de son travail disposé dans la grande nef. Une expérience artistique scénographiée par l’architecte grec Andreas Angelidakis, qui mêle entre autres théâtre, performances, cinéma, lectures, dessins et archives. Nous avons rencontré Alejandro, qui s’apprêtait à partir au Chili pour préparer son prochain film, dont son fils Adan (musicien connu sous le pseudo Adanowsky) tiendra le rôle principal.
Comment votre famille s’est-elle retrouvée au Chili ?
Alejandro Jodorowsky – Le tsar Nicolas II a fait la guerre contre le Japon et il l’a perdue. Tout le peuple était furieux. Il leur manquait un bouc émissaire. Ils ont dit que les jJuifs faisaient le pain azyme, un pain qui sent le vieux, avec le sang des bébés. Alors ils ont commencé les pogroms, ils ont commencé à tuer les Juifs. Les Juifs se sont échappés d’Ukraine. Ils voulaient tous aller aux Etats-Unis. C’est ce que voulait faire ma famille, mais à Paris on leur a volé leur argent. Une société juive les a mis dans le premier bateau qui partait. Il allait au bout du monde, au Chili.
Le judaïsme n’est pas très présent dans votre œuvre.
Mon père, comme je le raconte dans La Danse de la réalité, était un athée, un staliniste. Il ne croyait à rien. Donc il ne m’a transmis aucune culture. J’ai su que j’étais juif quand j’avais 13 ans, quand j’étais à l’école à Santiago du Chili et que personne ne voulait s’asseoir à côté de moi. Là a commencé ma lutte pour être accepté. Mon père disait qu’il était fils de Russe. Il ne racontait rien. Je n’ai eu aucune aspirine métaphysique. La religion est très bonne pour les enfants, parce que comme ça ils ne sont pas angoissés. Il y a le paradis, il y a le Bon Dieu. Un homme qui a une religion a quelque chose. Moi je n’avais rien : j’allais mourir, pourrir et ça serait fini. Alors j’ai cherché une aspirine métaphysique. J’ai exploré les traditions mystiques du Japon, de la Chine, de l’Inde, du Tibet, le judaïsme, la psychologie, l’alchimie, le soufisme, la Kabbale, le tarot. Je suis passé par tout ésotériquement, mystiquement. Je connais le monothéisme comme la philosophie orientale. J’ai écrit un livre sur les Evangiles.
Comment vous êtes vous intéressé à la philosophie orientale ?
Très tôt. Avant ma naissance, dans les années 1920-1925, mon village au Chili, Tocopilla, était très riche parce qu’il y avait du cuivre et du salpêtre. C’était un peu la Californie de l’Amérique du Sud. Il y avait des grands théâtres, des opéras, la Pavlova [grande danseuse russe] y venait en tournée. Donc ça a attiré des gens de toutes les nationalités. Il y avait une colonie chinoise et une japonaise. Mon père était ami avec les Chinois. Ils venaient manger à la maison. Je les ai connus comme ça. D’un autre côté, il y avait une bibliothèque créée par les maçons anglais, où j’allais. J’ai lu tous les classiques adaptés pour les enfants : Shakespeare, Don Quichotte, etc. J’ai appris à lire entre quatre et cinq ans. Je n’avais aucun ami. J’étais mis à l’écart parce que j’étais comme un ovni blanc avec un grand nez. Les autres étaient descendants des Péruviens, très bruns. Donc je lisais.
Votre père était communiste. C’est ce qui a suscité votre rejet de la politique ?
Je suis contre la politique. Je l’abhorre. J’ai été emmerdé par les communistes. Mon père cachait des communistes à la maison ; ils se comportaient très mal. C’était la même chose pour le commerce. Chaque samedi, il fallait que j’aille au magasin de mon père [nommé “Casa Ukrania”] pour surveiller les voleurs. Toute ma vie, j’ai détesté le commerce et la politique.
Qui vous a initié à l’art finalement ?
Il y avait une vieille machine à écrire Royal chez moi. Je ne sais pas ce qu’elle faisait dans ma maison. A 16 ans, j’étais désespéré, j’étais très complexé. Et un jour j’ai écrit un poème avec cette machine. Et à ce moment-là, je ne sais pas pourquoi, j’ai un cousin – après il est devenu architecte – qui m’a découvert. Il m’a dit “Tu es comme Rimbaud !” Il m’a emmené dans un club de jeunes artistes. Tout de suite, on m’a considéré comme un poète. Quand j’ai écrit ce poème – mon prochain film parle de ça –, j’ai complètement changé, même physiquement. Je renaissais. J’étais dans l’art comme un poisson dans l’eau. C’était l’unique univers où je pouvais vivre. A cette époque je ne pouvais pas parler avec une personne qui n’était pas artiste. J’ai commencé à faire des marionnettes, du théâtre et de la pantomime. J’ai toujours eu de la chance. Pendant la guerre, j’ai rencontré Kurt Jooss, qui a été ensuite le maître de Pina Bausch. Il est venu avec son ballet allemand au Chili et il y a créé une école. J’ai pu voir toute la danse expressionniste – par exemple son ballet La Table verte. J’ai vu chaque ballet une centaine de fois. C’était un choc artistique très fort.
Le théâtre et la danse vous ont orienté vers le mime ?
J’ai fait du théâtre, mais comme j’étais théoricien, je me suis dit qu’un acteur était un perroquet qui répétait un texte. L’art du comédien, c’est la chose qu’il apporte en plus du texte écrit par un autre. C’est pourquoi j’ai fondé une compagnie de théâtre muet, le Teatro Mimico. A ce moment-là est arrivé le film Les Enfants du paradis de Marcel Carné. A travers les personnages de Jean-Louis Barrault et d’Etienne Decroux, j’ai découvert que le mime existait. C’est pour ça que j’ai voulu travailler avec le mime Marceau. J’ai étudié avec Decroux et après avec Marceau.
Pourquoi êtes-vous venu en France ?
Je suis venu pour trois choses : le mime : Marcel Marceau, le surréalisme : André Breton, et la philosophie. En tant que poète, c’était le surréalisme qui m’intéressait. Au Chili, il y avait un groupe surréaliste, La Mandragora, que j’ai fréquenté à Santiago à la fin des années 1940. Le philosophe que j’adorais, c’était Gaston Bachelard. Je n’avais pas d’argent pour m’inscrire à la Sorbonne, mais j’ai assisté en auditeur libre à ses cours. Je pense que j’ai encore des livres de lui. [Il regarde sur une table près de lui et il trouve rapidement deux livres de Bachelard]. Je les lisais pendant que j’étais chez Marceau. Au Chili, j’avais fait des pantomimes. Ça marchait. Je pensais être un mime génial. Alors je suis venu en France pour vaincre Marceau. Mais quand je l’ai rencontré ça a été l’humiliation absolue. J’avais amené mon press-book, qui était assez gros. Marceau l’a vu et a sorti dix énormes reliures en cuir bourrées d’articles de journaux. Après, j’ai commencé à travailler avec lui. Il était indépassable. Il était ambidextre, il était souple. Il pouvait mettre son pouce à angle droit. Il ne faisait aucun exercice. Il montait sur scène et s’échauffait en jouant. C’était un génie. J’ai vu que jamais je ne dépasserais Marceau. J’ai travaillé cinq ans avec lui et je me suis demandé ce que j’allais devenir. Je ne voulais pas finir comme secrétaire de Marceau. Je me suis demandé : “Qu’est-ce que j’ai de plus que lui ?” L’intelligence. Je suis plus intelligent que lui parce qu’il est comme un enfant. Il est romantique, il imite Charlot. J’ai décidé de le sortir de ça en lui écrivant des pantomimes métaphysiques. J’ai eu l’idée du Fabricant de masques. C’est un gars qui fait un masque, un masque de rire, il se le colle au visage, mais il ne peut pas l’enlever. Il doit avec une grimace de rire essayer d’enlever le masque en exprimant la tragédie avec son corps. Ça a eu un succès fou. J’ai aussi écrit pour lui La Cage, Le Mangeur de cœurs, Le Sabre du samouraï. Jusqu’à sa mort, chaque fois qu’il devait faire une tournée, il venait me demander une pantomime, pour se renouveler. A la fin il m’a commandé un grand spectacle. Mais il est mort et il n’a pas pu le faire. J’en ai fait une bande dessinée qui s’appelle Pietrolino.
Et le surréalisme ?
Je me trouvais génial. Au Chili, j’étais comme un mutant. Je ne faisais que de l’art. Je pensais que j’allais sauver le surréalisme. J’avais entendu dire que c’était devenu un mouvement politique, trotskiste. Je voulais le rendre plus léger. Le directeur du groupe surréaliste chilien m’avait donné le téléphone de Breton. Dès que je suis arrivé, je l’ai appelé à 3 heures du matin, du café Old Navy à Saint-Germain-des-Prés. Je lui dis : “Bonsoir. Je suis Jodorowsky.” Il répond : “Qui est Jodorowsky ?” “Je suis un Chilien qui vient sauver le surréalisme ! Je veux vous voir tout de suite !” “Non pas tout de suite, venez demain.” “Non, si vous ne me recevez pas maintenant, vous n’êtes pas surréaliste. Je ne veux pas vous voir”. J’ai raccroché, j’étais déçu. Il ne m’avait pas reçu. C’est dire ma folie des grandeurs ! J’ai attendu beaucoup d’années sans le voir. Mais après je suis devenu ami avec un couple de surréalistes canadiens, Jean Benoît et Mimi Parent. Ils m’ont emmené aux réunions du groupe surréaliste qui se tenaient dans le café La Promenade de Vénus aux Halles. Après j’y ai fait venir Topor et Arrabal. On y a passé des années.
L’intérêt pour le tarot est venu comment ?
Au Chili, il y avait une vieille dame française qui s’appelait Marie Lefèvre. A 60-70 ans, elle avait un jeune amant de 18 ans. Elle lisait le tarot. Elle travaillait dans un restaurant. Elle faisait de la soupe avec les restes et à deux-trois heures du matin, on arrivait nous les poètes, tous soûls, sauf moi qui ne buvais pas d’alcool, pour manger sa soupe. Et là, elle nous lisait le tarot. Ça m’avait frappé parce qu’elle m’a dit des choses qui après se sont réalisées. Elle m’a dit par exemple que j’allais beaucoup voyager. J’étais renfermé. Je pensais que je n’allais jamais voyager de ma vie. Mais c’est ce qui est arrivé. Alors je me suis dit qu’il y avait quelque chose dans le tarot. Breton avait écrit un livre qui s’appelait Arcane 17, qui est le nom d’une carte du tarot. Il disait qu’il ne comprenait pas le tarot, mais qu’il l’aimait parce que c’était une chose mystérieuse, surréaliste. Les surréalistes ont fait un tarot, aussi.
Avec Marceau j’ai été en tournée au Mexique et j’ai rencontré une artiste, Leonora Carrington. Elle est devenue amoureuse de moi parce que j’étais un beau garçon de 25-26 ans. Elle m’a appris le tarot. C’est grâce à elle que j’ai compris que le tarot était comme un miroir où on se reflétait soi-même… Ce que tu vois dans le tarot, c’est ça le tarot. C’était ça sa leçon. Tout ce que je voyais dans chacun des 22 arcanes majeurs, elle le notait. A partir de ce moment-là, j’ai éliminé l’aspect prédictif. J’ai utilisé le tarot pour connaître le présent d’une personne. Au commencement, je ne pensais même pas faire des lectures de tarot.
Pendant que je préparais le projet du film Dune, j’allais faire des recherches sur le tarot à la Bibliothèque nationale. J’ai étudié le tarot de Marseille parce que c’était celui qui me plaisait le plus, le meilleur. C’était comme une encyclopédie de symboles. Je l’ai étudié pendant cinq ou six ans, et un jour j’ai commencé à le lire. Je me suis rendu compte que c’était un jeu. J’ai découvert tout un monde et après quarante ans d’études, je suis devenu maître du tarot. J’ai eu des milliers d’élèves. J’ai restauré le tarot de Marseille avec un descendant de la famille Camoin, qui étaient les imprimeurs du tarot. Son père était mort et il a senti que je pourrais l’aider à restaurer le tarot. Et, avec l’aide de sa famille, qui avait des documents, des choses gravées, on est remonté jusqu’en 1400. On a remplacé le tarot de Paul Marteau, qui était un tarot industriel, avec très peu de couleurs. Le vrai tarot avait douze ou treize couleurs.
Vous vous êtes toujours intéressé à la culture populaire, ce qui vous différenciait des surréalistes.
Oui, je lis encore des romans de Silver Kane [célèbre auteur de pulps espagnols- ndlr], ou bien les SAS. C’est ça la littérature populaire. Je pense qu’une chose méprisée n’est pas méprisable. J’ai fait de la bande dessinée, qui était méprisée. C’étaient des petits mickeys. J’ai fait un western, El Topo… Je me suis intéressé à la magie, à Eliphas Lévi, un génie méconnu en France, qui a écrit Dogme et rituel de la haute magie, en1854. C’est la merveille des merveilles ! Il a créé tout le mouvement magique. Ce sont les magiciens qui se sont occupés du tarot.
Quelle est la différence entre magie et sorcellerie ?
La sorcellerie est une superstition populaire, que je connais aussi. On méprise la sorcellerie. Moi j’ai inventé une thérapie qui s’appelle “psychomagie”, mais au commencement je voulais l’appeler “psychosorcellerie”. On m’a dit que ce n’était pas possible, qu’il fallait changer. La sorcellerie est bonne parce que c’est une espèce de médecine spirituelle et physique, qui utilise la superstition. Aujourd’hui, on peut retrouver ça avec les placebos, ou bien l’homéopathie. L’homéopathie, qu’est-ce que c’est ? Tu guéris parce que tu crois… C’est de la sorcellerie !
Après la France, vous avez vécu longtemps au Mexique, où vous avez tourné vos principaux films. Pourquoi le Mexique ?
Il y avait la langue, d’abord. Et puis pour faire du cinéma ou du théâtre en France, c’était tellement difficile. Il fallait faire des devis, des devis, demander… Je ne trouvais pas ma place en France. Pendant ma tournée au Mexique avec Marceau, j’ai donné quelques leçons de mime qui ont eu beaucoup de succès. Alors on m’a offert un contrat de professeur de mime à l’école des Beaux-Arts de Mexico. J’ai accepté. Je suis arrivé au Mexique avec un bon contrat et j’ai pu m’établir là-bas. J’ai fait mon école de mime qui a bien marché. Ensuite j’ai décidé de faire de la mise en scène de théâtre. J’ai fondé un théâtre d’avant-garde – c’était une première au Mexique. J’ai fait du théâtre de l’absurde : Ionesco, Beckett, Tardieu, Adamov, Strindberg, Arrabal…
En France, vous avez mis en scène des spectacles.
Oui, j’ai créé des happenings au théâtre avant qu’il y ait des happenings dans les galeries d’art. Je disais qu’il fallait sortir du théâtre du théâtre, pour jouer n’importe où. Il fallait rechercher l’accident. Au Mexique, j’ai créé le théâtre “Ephémère Panique”. C’étaient des spectacles improvisés. En France, j’ai fait un grand spectacle “Ephémère Panique” au Festival de la libre expression du Centre Américain du boulevard Raspail, en 1965. Un happening de quatre heures, qui était intitulé : Le groupe Panique présente sa troupe d’éléphants. Au départ, je l’avais conçu avec Arrabal et Topor, mais le jour du happening, ils ont eu peur et ils ne sont pas venus. Alors je l’ai fait tout seul. On dit que c’est le meilleur happening qu’il y ait eu à Paris.
Quand je faisais des pantomimes avec Marceau, il ne m’avait pas payé pendant des années, mais grâce à la société des auteurs j’ai obtenu des droits d’auteur, beaucoup, beaucoup d’argent. C’est pour ça que le directeur du festival du Centre américain, Jean-Jacques Lebel, est devenu jaloux. Je lui ai dit “Je serai le Cecil B. De Mille de l’underground”. Je suis allé au Bazar de l’Hôtel de Ville, et je suis sorti avec quatre camions pleins de tout ! Des choses que je jetais au public : cinq cents oiseaux, cinquante tortues, etc. Jean-Jacques Lebel a caché les films sur le spectacle, il n’a rien communiqué aux journalistes. Mais il y a tout de même eu un grand article de dix pages sur mon happening dans la revue Planète. Quarante ans plus tard, j’ai retrouvé les films et j’ai pu les montrer.
C’est le théâtre qui vous a mené au cinéma ?
J’ai commencé au cinéma précisément en adaptant une pièce d’Arrabal, Fando et Lis en 1968. Je l’ai d’abord mise en scène au théâtre, puis je me mis à filmer une sorte d’écho de la pièce, librement, en éliminant pratiquement le texte. J’ai tourné sans scénario, toutes les fins de semaines, en dehors de tout syndicat ; ça a causé un énorme scandale au Mexique.
Vous avez eu toujours des problèmes pour tourner vos films ?
J’ai connu les pires difficultés avec un film de commande en Inde, Tusk en 1979. J’ai tourné tous mes films avec peu de moyens, mais avec de grandes ambitions artistiques et de la liberté, chose très rare. J’ai fait mon film Santa Sangre [1991] avec une immense souffrance. Le producteur, Claudio Argento, a hésité quatre ou cinq ans avant de le produire. En France on n’en a pas voulu. Il a mis deux ans à sortir parce qu’il était en opposition avec le cinéma français. Il prenait sa source dans les films d’horreur, dans Freaks, dans l’expressionnisme. J’ai ensuite réalisé Le Voleur d’arc-en-ciel, avec Omar Sharif et Peter O’Toole. C’était vraiment un film de commande, mais le scénariste avait un monde un peu parallèle au mien. J’ai demandé à Omar Sharif de se raser la moustache, de se couper les cheveux, qui étaient trop bien arrangés, d’enlever le bridge qu’il avait sur une de ses dents. Il m’a dit : “Je vois, tu ne veux pas que je sois Omar Sharif, mais un clochard”. Je l’ai employé comme personne ne l’avait employé.
D’un autre côté, vos films La Montagne sacrée et El Topo sont culte, célèbres dans le monde entier.
Même si leur contenu n’est pas accepté ou capté, leur visuel est très riche, baroque. La Montagne sacrée a eu un énorme succès en Italie. Il a marqué toute une génération. C’est un film initiatique, mais il a fait autant d’argent qu’un James Bond !
Vous préférez le cinéma d’horreur au cinéma d’auteur ?
Je n’aime pas tous les films d’horreur. On y trouve aussi une grande idiotie parfois. Mais ils ont une liberté créatrice qu’on ne trouve pas ailleurs. Dans Evil Dead 2 de Sam Raimi, on voit des mouvements de caméra, des inventions et des libertés incroyables, avec de l’humour et une superbe exagération. Ce sont ces films qui s’approchent le plus de l’art actuellement. En France, le cinéma traditionnel est une imitation de la vie. Ça sent les fesses malpropres. J’en ai marre du poncif scène de bouffe/sexualité, ou scène de bouffe/scène de ménage. C’est trop pour moi. J’en ai marre des scènes dans les cafés. Je vois tous les jours des gens dans les cafés.
Vous vous êtes remis facilement de l’échec du projet de Dune ?
Rien ne me décourage. Le scénariste Dan O’Bannon, qui a travaillé avec moi sur Dune au Mexique, et qui après a écrit le scénario d’Alien, est devenu fou quand il a appris que le film ne se faisait pas. Moi, au contraire, ça m’a poussé à écrire trente-six livres de bande dessinée. L’échec de Dune m’a servi de leçon. Après, je me suis dédié au tarot et à la BD. Je voulais exprimer dans L’Incal [dessiné par Mœbius] ce que je n’avais pas pu exprimer avec Dune. L’Incal, c’est un homme petit et médiocre qui se retrouve mêlé à une toute petite histoire. Au fur et à mesure que ça avance, ça devient une grande histoire, puis une histoire planétaire, puis une histoire galactique, puis une histoire mythique. Quand je suis arrivé dans la bande dessinée, il y avait Blueberry, Buck Danny, des histoires qui ne finissaient jamais. Alors j’ai proposé de faire des bandes dessinées en six volumes. Ça permet de créer une structure totale, comme dans un roman. Notre époque n’est plus littéraire, elle est plutôt graphique.
La BD ne limite pas l’imagination ?
C’est ce qu’on croit. On peut réinventer mentalement une bande dessinée, sans limitations. On peut fantasmer et réinventer autant autour d’un dessin que d’une description romanesque. Avec la littérature, nous créons des images. Avec la bande dessinée, donc avec les images, nous créons de la littérature. Quand j’ai commencé à lire des BD, ça me semblait difficile. Mais une fois qu’on entre dans ce langage, on découvre des mondes merveilleux. Pour moi c’est autant un art que le cinéma. Elle est à la fois littéraire, plastique, visuelle, poétique…
Vous avez écrit beaucoup de SF. Un genre qui intéresse les ados…
C’est essentiel parce que les adolescents n’ont rien à quoi se raccrocher. Ils n’ont plus de mythes, plus de religions. Ils n’ont rien. Mais ils ont besoin de rêver. Ils ont besoin de messages constructifs, qui leur donnent l’idée de lutter, d’avoir du courage, de développer leur volonté, de faire un travail sur eux-mêmes, de se réaliser. Avec Mœbius et les autres dessinateurs qui ont suivi, je me suis donné un but : produire quelque chose de fortifiant pour les lecteurs adolescents.
Alejandro Jodorowsky au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux jusqu’au 31 octobre
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