Un réfugié tamoul énervé, une bande de filles turques prêtes à en découdre avec la tradition, un Apichatpong pas super happy… Rencontres cannoises
Shu Qi et Chang Chen
actrice et acteur dans The Assassin d’Hou Hsiao-hsien
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Lui, tiré à quatre épingles dans son costume chic, a le regard distant, la voix ferme et l’attitude un peu supérieure du dandy. Elle est habillée d’une sublime robe noire en soie et apparaît tel un mirage en nous adressant un sourire lumineux. Entourées d’une foule d’assistants surexcités, les stars taïwanaises Chang Chen et Shu Qi, figures majeures du cinéma asiatique depuis les années 90, forment le couple d’acteurs le plus sexy et emballant de cette édition cannoise. Ils sont ici pour défendre le nouveau film d’Hou Hsiao-hsien, The Assassin, un récit d’arts martiaux abstrait et contemplatif, résultat d’une longue et chaotique production dont ils ont suivi toutes les étapes.
“Hou Hsiao-hsien a repoussé le tournage encore et encore pour trouver la formule la plus juste, rembobine Chang Chen, qui avait déjà collaboré avec le cinéaste sur son précédent film, Three Times. Il a fait des essais avec des acteurs, pensé les décors, les costumes, les chorégraphies, avec un sens du détail hallucinant.” Une fois son univers constitué, le cinéaste a alors confié aux acteurs un scénario du film : seulement 30 pages d’indications allusives et de petites notes, à partir desquelles ils ont dû “combler les trous et tenter de trouver des réponses à des questions mystérieuses”, raconte Shu Qi.
Egérie du cinéma d’action asiatique et actrice fétiche d’Hou Hsiao-hsien depuis leur rencontre sur Millennium Mambo en 2001, qui lui offrit une renommée internationale, elle décrit le tournage de The Assassin comme le “plus grand défi de sa carrière”. “J’ai dû incarner une femme guerrière, muette pendant la quasi-totalité du film, et tout cela sans indications. Hou est resté très secret, un peu comme s’il tournait un documentaire dont nous étions les sujets. A ceci près que l’on portait des costumes et que l’on faisait des arts martiaux.” RB
Hou Hsiao-hsien
réalisateur de The Assassin
Hyper décontracté – jean large, baskets, doudoune et casquette –, Hou Hsiao-hsien est venu présenter The Assassin, peut-être le film le plus attendu par les cinéphiles de goût. Entretien.
Huit années sont passées entre Le Voyage du ballon rouge et The Assassin. Qu’avez-vous fait pendant ce temps ?
Pendant trois ans, j’ai accepté d’être président du Festival du film de Taipei, puis président des Golden Horse (l’équivalent des César –ndlr) pendant cinq ans. Comme je ne fais pas les choses à moitié, je me suis beaucoup investi. The Assassin a nécessité deux années de préparation, ce qui est normal pour un film historique en costumes.
D’où vous est venue l’envie de faire un film de sabre (wu xia pian) ?
Ça remonte à mon enfance : petit, je lisais énormément de romans de wu xia. Ça a perduré à l’université. J’ai par ailleurs toujours été passionné par l’histoire. Je me suis souvenu ces dernières années que j’avais avalé toute cette matière romanesque, et qu’il serait bon d’en faire quelque chose. Cependant, le cœur du film n’est pas le wu xia pian, que j’utilise seulement comme background, mais l’histoire de cette femme assassin.
Filmer les combats ne semble pas trop vous intéresser. Quant à la narration, elle est assez complexe. Pourquoi ?
L’idée étant de récupérer le vocabulaire wu xia sans en utiliser forcément les thèmes narratifs – les histoires de vengeance ne m’intéressent pas beaucoup –, c’est vrai que les combats ne sont pas centraux. Mais j’ai essayé de les styliser au maximum, et de les utiliser comme ponctuation. Je suis très content du résultat. Je suis conscient qu’il y a des trous dans la narration. Au montage, je n’hésite pas à couper, et me laisse guider plus par la résonance entre les scènes que par la narration.
C’est la troisième fois que vous travaillez avec Shu Qi. Qu’est-ce qui continue de vous fasciner chez elle ?
Tout d’abord, vous conviendrez qu’elle est très belle. Quand je l’ai vue la première fois, j’ai tout de suite su que je voudrais la filmer. Mais elle n’est pas belle que physiquement. C’est agréable de travailler avec elle, bien qu’elle ait un tempérament très affirmé. Maintenant qu’elle me connaît, elle a une disponibilité totale, et comprend exactement ce que je lui demande. Je n’envisageais personne d’autre pour le rôle. Si elle avait refusé, je n’aurais pas fait le film. JG
Joachim Trier, réalisateur de Plus fort que les bombes
Oslo 31 août, son deuxième long métrage, l’avait propulsé au firmament du cinéma d’auteur européen. Pour son troisième, le cinéaste norvégien a relevé le pari d’un drame familial centré sur un deuil. Une réussite pour ce film à la structure chorale étonnamment sophistiquée. “Je ne me suis pas dit : ‘tiens, je vais faire un autre film sur le thème du suicide’. Et pourtant, c’est ce qui est arrivé !”
Dans ce mélo sur un père largué (Gabriel Byrne) qui peine à éduquer ses fils (incarnés par Devin Druid et Jesse Eisenberg), traversé par des femmes absentes (mais obsédantes), on bouscule le modèle de la famille patriarcale (“Dans mon film, c’est le père qui incarne le foyer”) et on questionne le genre : “Je suis très inspiré par les écrits de Duras et la temporalité spécifiquement féminine de ses romans.” D’où l’espèce de présence fantomatique et irradiante d’une Isabelle Huppert perçue par le cinéaste comme “une icône absolue” : “Pendant la préparation du film, Isabelle me disait : ‘Tu devrais prendre de la pellicule 16 millimètres, c’est ce que Chabrol utilisait…’ Notre collaboration a été belle et enrichissante.” EB
Jia Zhangke, réalisateur de Mountains May Depart
“Un nouvel air.” C’est ainsi que Jia Zhangke évoque Mountains May Depart, qui a pu décontenancer certains festivaliers. Après le shoot de violence radicale de A Touch of Sin (prix du scénario à Cannes en 2013), le cinéaste chinois revient avec une sorte de film de rupture qui, tout en étant fidèle à sa méthode, mêlant rigueur documentaire et emballement romanesque, l’entraîne dans des territoires inexplorés. “Je crois que l’on peut parler de film-somme autant que de réinvention, confirme-t-il. Avec Mountains May Depart, je repasse par toutes les stations de ma filmographie, des époques, des lieux ou des genres déjà filmés. Et en même temps je m’autorise certaines nouveautés, comme l’usage de l’anglais, la projection dans le futur, de plus grandes ellipses…”
Si la forme et le ton peuvent évoluer, le cinéma de Jia Zhangke reste campé sur ses obsessions et son sujet de prédilection : la Chine, passée, présente et future, dont il ausculte les fractures depuis ses débuts. Dans sa dernière fresque aux accents mélo, il s’intéresse au fossé générationnel qui se creuse dans les provinces et à la manière dont le règne du fric a contaminé les espoirs de toute une jeunesse rêveuse des années 90. Il filme au fond son paradis perdu, ses utopies renversées qu’il incarne merveilleusement dans une seule chanson, une sorte de talisman secret ouvrant et clôturant le film : Go West des Pet Shop Boys (1993). “Cette chanson a été fondatrice pour ma génération, dit-il. Elle est sortie à l’époque où l’on commençait à aller en boîte de nuit. Dès qu’elle passait, les jeunes se mettaient à danser tous ensemble. Elle représentait une promesse d’union, d’avenir et de fête.” Une promesse quelque peu dévoyée aujourd’hui, mais à laquelle Jia Zhangke redonne toute sa puissance subversive. RB
Louis Garrel, réalisateur et acteur des Deux Amis
Pour son premier grand passage à la réalisation, Louis Garrel, auteur de trois courts métrages (Mes copains, Petit tailleur, La Règle de trois) a fait un film qui lui ressemble : volubile, délié, vif et tendre. Etonnant de liberté. Une de ces escapades apparemment futiles et vrillées de douce mélancolie. Celle-ci naît dans l’histoire d’une amitié amoureuse entre trois personnages, toute en ruse et quiproquos, dont on ignore qui est le grand sacrifié : le beau bizarre, joué par Louis Garrel, son meilleur ami un peu flapi (Vincent Macaigne) ou la belle échappée de prison (Golshifteh Farahani), que tous deux, tour à tour, convoitent et délaissent, érigeant leur duo en mélo. Buddie-movie inspiré des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, Les Deux Amis bouillonnent de mille autres influences dont le réalisateur, également acteur chez Maïwenn (dans Mon roi), nous parle, entre grande intelligence speed et charme flegmatique. Entretien.
D’où vient l’idée des Deux amis ?
Louis Garrel – J’ai réalisé un précédent film avec les mêmes acteurs et j’ai pensé ce film pour eux. J’ai repensé aux Caprices de Marianne que j’avais joué à 15 ans : l’histoire d’un homme idéaliste qui demande à son ami désabusé de l’aider à conquérir une femme mariée. J’ai pris ça comme point de départ. Avec Christophe, on a voulu traiter ce triangle amoureux à la légère.
Qu’a apporté la collaboration avec Christophe Honoré ?
Il a une manière très sophistiquée d’écrire les dialogues, simples de prime abord mais qui comportent toujours une petite difficulté. Il n’a pas peur d’aller vers les déclarations sentimentales. Je ne voulais pas faire un film de potes, mais un film d’amis dans la filiation de Laurel et Hardy mixé à Rendez-vous de Téchiné. J’aime les personnages incandescents, très premier degré en amour.
Ton amitié avec Vincent et Golshifteh est-elle pour beaucoup dans le processus de fabrication du film ?
Avec Vincent, on se connaît depuis nos 17 ans. Tout venait beaucoup de lui et Golshifteh. Quand ils jouent, je me considère comme un accordeur de piano. Je les admire dans la vie et je présuppose que les gens vont les adorer aussi. Quand j’ai commencé à vouloir être acteur, je pensais à Ariane Mnouchkine ou Almodóvar, qui tournent avec les mêmes actrices. On imagine toujours leur complicité, ce qui se passe hors champ.
Penses-tu que le “trouple” soit l’avenir de l’homme ?
C’est une utopie sans cesse remise sur le tapis au cinéma : Sérénade à trois, Jules et Jim, César et Rosalie… Mais “trouple”, c’est un peu triste comme mot, je préfère “trio”.
Comment as-tu atterri dans le film de Maïwenn ?
Adolescent, j’aimais les films autobiographiques. C’était quasi dogmatique : il fallait que tous les films soient “vrais”. Je commence tout juste à aimer l’artifice, les jeux de cache-cache, la composition, la théâtralité. Je voulais faire le film de Maïwenn parce que je sentais que le sujet était très proche d’elle. Quand on joue, on est en empathie avec le metteur en scène. C’est ce qui me donne l’impulsion de jouer. EB
Fatima Elayoubi, Soria Zeroual, Philippe Faucon,
auteur, actrice et réalisateur de Fatima
“Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse” : c’est un proverbe chinois qui le dit, paraît-il, et c’est, pour résumer, ce qu’a voulu montrer Philippe Faucon dans son nouveau film, Fatima, trois ans après le prémonitoire Désintégration qui analysait la fabrique à Mohamed Merah, Kouachi ou Amedy Coulibaly. “J’avais aussi envie de raconter ce qui marche, ce qui pousse lentement et en silence, même si la forêt est pleine de bûcherons”, ajoute-t-il, de son verbe calme et précis.
C’est la lecture de Prière à la lune, roman autobiographique de Fatima Elayoubi, publié en 2008, qui lui offre la matière pour le faire. Cette Française d’origine marocaine qui ne maîtrisait pas la langue à son arrivée en 1983, explique avoir trouvé dans l’écriture “une façon de me libérer, de me sauver. Avant j’étais effacée, personne ne m’écoutait. Grâce à mes livres et à ce film, mon expérience est partagée, j’existe”. Pour l’interpréter, le cinéaste a fait confiance à Soria Zeroual, comédienne non professionnelle castée à Lyon, où s’est tourné le film. En se présentant au casting puis en acceptant le rôle, celle-ci affirme, encore timidement, avoir voulu “être porte-voix pour toutes les Fatima”. Que sa voix porte loin. JG
Jeremy Saulnier, réalisateur de Green Room
“Avec mon précédent film, Blue Ruin, j’avais voulu mettre le pied dans la porte. Maintenant que c’est fait, j’ai cherché dans Green Room à saccager la chambre d’hôtel.” Propulsé par la hype de Blue Ruin, il n’a pas eu de mal à réunir le budget (plus de 10 fois supérieur) et le casting (bourré à craquer de jeunes acteurs prometteurs, en plus du vieux loup de mer Patrick Stewart en parrain) pour tourner ce film dont il a eu l’idée il y a dix ans.
Ayant lui-même écumé les petits bars pourris avec son groupe de punk hardcore (il est né près de Washington DC, patrie originelle du genre), il s’est simplement rendu compte que “personne n’avait jamais utilisé une salle de concerts comme terrain de bataille” – mais oui c’est vrai ça ! Aussi précis dans son discours qu’il l’est dans sa mise en scène, Saulnier explique avoir voulu faire avant tout un film de guerre, et “se débarrasser au maximum des archétypes pénibles de scénario sur l’évolution des personnages et ce genre de choses”. Surtout, il a voulu “rendre hommage à celui qu’il était à 19 ans”. Sublimement saccagée, sa chambre verte devrait lui permettre de rapidement passer à l’étape suivante : faire péter tout l’hôtel. JG
Deniz Gamze Ergüven, réalisatrice de Mustang
Elle aura été la surprise pop et vitaminée de ce Festival. A 38 ans, cette ex-étudiante de La Fémis née à Ankara et fille de diplomate, grandie entre la Turquie et la France, signe l’une des fictions les plus en prise avec la violence de notre époque en abordant la question du mariage forcé dans les sociétés musulmanes traditionalistes. “Le fait de grandir à cheval entre deux pays m’a toujours donné la sensation d’un corsetage très fort dès que je retournais en Turquie. J’étais frappée par la sexualisation permanente des femmes. Enfant, je me souviens d’un jeu où je poussais un chariot dans un supermarché : mes fesses étaient positionnées de telle manière qu’on m’a reproché l’indécence de ma pose.”
Dans Mustang, cinq sœurs font les frais de ce rigorisme religieux heureusement fissuré par leur constante bonne humeur et leurs jeux d’enfants. Car si elles sont vierges, elles ne sont pas suicidaires pour autant : “J’appartiens à une famille dans laquelle il y a toute une nébuleuse de filles sur deux générations. La dernière chose dont j’avais envie était d’en faire des victimes. J’avais envie d’héroïsme : le film est construit avec toutes les choses que j’aurais voulu dire ou faire dans certaines situations. Il fallait qu’il soit comme un exutoire à l’intérieur duquel les filles gagnent.” Une victoire éclatante pour ce premier long métrage, le plus solaire de la Croisette. EB
Apichatpong Weerasethakul, réalisateur de Cemetery of Splendour
Venu à Cannes défendre son sublime Cemetery of Splendour, Apichatpong n’est pas super happy. Le fait d’être relégué à Un certain regard y est peut-être pour quelque chose, mais il est trop modeste pour l’avouer et préférera, lors de la présentation de son film, dire combien “il est fier d’être dans la sélection la plus young and fresh du Festival”. Non, les raisons de sa mélancolie semblent plus profondes. Une certaine fatigue existentielle, un pessimisme quant à la situation politique en Thaïlande : il est peut-être temps que Joe (son surnom d’usage) change d’air. Entretien.
Vous avez commencé à écrire Cemetery of Splendour dès après Oncle Boonmee, qu’est-ce qui en a motivé l’envie ?
Apichatpong Weerasethakul – Le sommeil. C’est un sujet qui m’a toujours fasciné, dans mon travail de plasticien notamment (Primitive, son exposition à Paris en 2009, contenait une vidéo avec des soldats dormant dans un vaisseau spatial illuminé en rouge, qui pourrait apparaître comme un travail préparatoire à ce film – ndlr) et je voulais faire un film spécifiquement là-dessus. Je m’intéresse beaucoup à la science, notamment aux neurosciences. Vous savez que l’on dort par cycle, et la durée de ces cycles est de… quatre-vingt-dix minutes. Comme un film ! Ça ne peut pas être une coïncidence (rires). Depuis quelques années, je dors moi-même de plus en plus. Pour m’échapper de la réalité, et aussi parce que je vieillis.
Vous dormez, dites-vous, pour échapper au réel. Parce que celui-ci vous déplaît ?
Exactement. Je dors parce que je suis fatigué de vivre (son rire se fait très mélancolique). Je me suis aussi beaucoup intéressé aux rêves, je les écris à chaque fois que je peux. Même si beaucoup sont de mauvais rêves, ils m’intéressent toujours. Les mauvais rêves vous préparent au pire.
Il vous arrive de dormir au cinéma ? C’est un sujet un peu tabou, mais c’est pratiquement ce à quoi nous invite votre film ; idéalement il faudrait le voir dans un état un peu halluciné de demi-sommeil…
Oui, absolument. J’adore dormir au cinéma, j’hallucine des choses qui ne sont pas sur l’écran et ça démultiplie mon plaisir. Il n’y a pas de honte à dormir devant les films, au contraire ! Mais si vous écrivez ça, les gens vont penser que je fais des films ennuyeux (rires).
Ce film a été plus dur que vos précédents à financer ? La Palme d’or n’a rien changé ?
Si, il y a plus de gens qui s’intéressent à moi, c’est certain. La Palme m’a aussi permis de beaucoup voyager, dans des endroits improbables. J’ai, par exemple, montré Oncle Boonmee au Pérou, dans un village reculé, avec un projecteur itinérant à l’arrière d’une voiture. Les gens ont beaucoup aimé, et moi j’ai adoré ce lieu. Mais mes producteurs ont dû monter une coproduction avec onze pays pour financer ce film, vous vous rendez compte ? C’est épuisant.
Je sais que vous avez un goût pour le cinéma hollywoodien. Quels films vous ont plu récemment ?
Ce n’est pas vraiment hollywoodien, mais j’ai beaucoup aimé Under the Skin de Jonathan Glazer. Après la projection surtout, le film m’a laissé une empreinte.
Qu’aimeriez-vous voir si vous avez le temps pendant le Festival ?
Le film d’Hou Hsiao-hsien, qui est ma première inspiration, quelqu’un que j’admire énormément. Je suis curieux du film de Miguel Gomes aussi… Et celui d’Arnaud Desplechin, j’ai entendu dire qu’il était très bon mais je l’ai raté.
A Cannes, cette année, beaucoup de cinéastes internationaux ont tourné des films en langue anglaise avec des stars (Matteo Garrone, Denis Villeneuve, Yorgos Lanthimos). Ça vous tenterait de faire un film plus commercial ?
Plus commercial, je ne sais pas, mais avec une star, oui. C’est en projet, mais je ne peux pas encore vous dire de qui il s’agit. Je suis en discussion avec elle en ce moment. Le film devrait se passer en Amérique latine.
Nous savons donc qu’il s’agit d’une femme… Le film est-il une fable politique ?
Depuis trois ans, la situation politique de mon pays est catastrophique. Les libertés se réduisent drastiquement – par exemple 1984 de George Orwell est interdit. Le gouvernement est de plus en plus agressif. Et les gens, après avoir manifesté leur mécontentement, sont dans une position de sommeil en ce moment…
Pourquoi avoir tourné ce film dans le village de votre enfance ?
Après six films, un cycle se termine pour moi. Je crois que je ne vais pas tarder à quitter la Thaïlande. Je voulais simplement dire adieu à mon village, avant d’aller ailleurs.
Pour aller où ?
Je ne sais pas encore. Ce devra être un pays avec des libertés, où je pourrai travailler en paix, et aussi un pays où l’euthanasie est légale. J’y tiens énormément. On doit pouvoir disposer de son corps, même dans la mort. JG
Rick Famuyiwa, réalisateur de Dope
Ils s’appellent Shameik, Kiersey, Tony, Quincy, Chanel (joli prénom pour un mannequin), Zoë (Kravitz), et (A$AP) Rocky. Ils sont jeunes, beaux et jouent dans Dope sous la direction de Rick Famuyiwa. Certains sont débutants, d’autres déjà stars ; certains se contentent de jouer, d’autres rappent, défilent, ont leur propre marque de montres ou leur studio d’enregistrement ; tous sont fous de joie à l’idée de défendre leur “petit” film (racheté par Sony après son triomphe à Sundance) dans ce “temple du cinéma” qu’est Cannes… Transposition plus ou moins fidèle de la jeunesse de Rick Famuyiwa (41 ans, trois films inédits en France) dans le ghetto d’Inglewood (Californie), Dope entend “montrer, sans pathos ni regard moralisateur, comment dans la société hyperconnectaée d’aujourd’hui des gamins peuvent, à condition d’être malins, sortir des cases où on les range”. JG
Benicio Del Toro, acteur dans Sicario de Denis Villeneuve
Deux ans après avoir joué un Indien en analyse dans Jimmy P. de Desplechin, le toujours affable Benicio Del Toro revient dans un rôle plus habituel pour lui : celui d’un super-flic luttant contre les cartels mexicains. Entretien.
Traffic, Las Vegas Parano, Savages, Paradise Lost, maintenant Sicario… Comment expliquer que vous ayez joué dans autant de films sur la drogue ?
Benicio Del Toro – Cette fois, je joue un homme qui a participé au trafic, en a souffert et aujourd’hui lutte contre lui. C’est une des meilleures façons d’appréhender la mondialisation et ses contradictions. C’est un sujet très politique, qui recoupe tout : l’économie, la défense, la société de consommation… Si tu veux comprendre le monde, intéresse-toi au trafic de drogue. Regardez, la prohibition a duré une dizaine d’années, et combien de films ont été fait à ce sujet ? La drogue, ça fait plus de cinquante ans que c’est un problème majeur.
Traffic tenait un discours plutôt pessimiste. Quinze ans plus tard, la situation a effectivement empiré…
Vous avez raison. Les politiques de lutte sont un échec. J’ai un peu d’espoir quand certains Etats américains autorisent la vente de marijuana : ça ne va pas tout régler, mais ça va dans la bonne direction.
Comment va Soderbergh depuis sa retraite ?
Il va bien. Sa série, The Knick, marche bien. Mais il n’est pas vraiment à la retraite, vous savez…
Ça vous brancherait de jouer dans une série ?
Oui, et j’ai un projet avec Scorsese. Ça s’appelle Cortes, sur la conquête du Mexique, pour HBO. Ça va être énorme.
Votre personnage dans Sicario fait preuve d’une grande ambiguïté morale. Le voyez-vous comme lui se voit, en justicier, ou comme le voit le personnage d’Emily Blunt, c’est-à-dire quelqu’un qui va trop loin ?
Personnellement, je le vois comme Emily Blunt. C’est un homme qui a perdu sa sensibilité, son humanité dans le combat. Il est devenu une machine radicale.
Donc la fin ne justifie pas les moyens ?
Non. Je pense que la violence d’Etat, nécessaire dans certains cas, doit être strictement encadrée par la loi. On ne peut pas continuer à mener une politique du type œil pour œil, ou le monde va devenir aveugle…
Comment vous-êtes vous documenté pour le rôle ? Denis Villeneuve vous a-t-il laissé de la marge ?
Oui, beaucoup de liberté. C’est important pour moi de pouvoir m’approprier un personnage. Pour le reste, ça n’a pas été très compliqué : depuis le temps, j’ai lu tous les livres et connais tous les types qui acceptent de se confier ; je les appelle “my team”.
Vous êtes très cinéphile, quels films avez-vous envie de voir à Cannes cette année ?
J’ai vu La Loi du marché hier, j’ai beaucoup aimé. Vincent Lindon est fascinant. J’ai aussi présenté la restauration de Rocco et ses frères de Visconti hier. J’aurais aimé voir le film d’Arnaud Desplechin, il paraît que c’est fabuleux. Et puis il y a le nouveau film de… le Thaïlandais à qui le jury dans lequel j’étais en 2010 avait donné la Palme… Oncle Boonmee… Quel merveilleux film… Vous avez vu son nouveau ? Vous savez pourquoi il n’est pas en compétition cette année ? JG
Anaïs Demoustier, Valérie Donzelli, Jérémie Elkaïm,
actrice, réalisatrice et acteur de Marguerite et Julien
Quatre ans après le triomphe de La guerre est déclarée (Semaine de la critique), Valérie Donzelli fut accueillie sous les huées du public cannois pour ses premiers pas en compétition, où elle présentait Marguerite et Julien, une romance incestueuse située au XVIIe siècle et inspirée d’un scénario de Jean Gruault, mythique auteur de François Truffaut. Lorsqu’on la retrouve au lendemain de la séance houleuse, la cinéaste semble un peu abasourdie mais pas abattue, déterminée à défendre son nouveau film qu’elle qualifie de “double défi”.
“Après avoir creusé le registre de l’autofiction dans mes précédents films, où je racontais la maladie de mon fils, ma séparation, etc., j’avais envie de sortir de moi, de me confronter à un univers plus lointain, dit-elle. Mais je ne voulais pas m’encombrer de la reconstitution historique ; je voulais que la forme soit libre, décomplexée.” Alors, la cinéaste prit la tangente et déborda toutes les conventions du film d’époque en recourant à des artifices pop, et en réclamant à ses acteurs un jeu désinvolte, spontané. “Dans la langue, l’attitude, Valérie ne voulait surtout pas que l’on joue au film en costumes. Il fallait que ce soit moderne, que ça respire”, s’enthousiasme Anaïs Demoustier, la partenaire de Jérémie Elkaïm et “nouvelle recrue” de cette famille inventive et désobéissante du cinéma français. RB
Patrick Wang, réalisateur de The Grief of Others
Patrick Wang n’en revient toujours pas d’être à Cannes. Que ce soit la plus petite sélection, Acid, qui ait pris son film ne le gène pas, au contraire : “Je rêverais qu’une telle association existe à New York, un lieu où les cinéastes indépendants peuvent se retrouver et s’entraider. C’est une utopie”, s’enthousiasme-t-il. Avec la douceur extrême qui le caractérise (ainsi que ses films), le cinéaste, né au Texas il y a trente-neuf ans de parents taïwanais, formule de longues réponses tortueuses, qui s’achèvent toujours par de limpides conclusions – exactement comme ses films.
Le premier, In the Family, a été distribué en France en novembre. Cette bataille juridique d’un gay pour faire reconnaître ses droits parentaux avait marqué par sa puissance émotionnelle et sa maîtrise formelle. Le deuxième, The Grief of Others, est un drame familial assez fou hanté par le fantôme d’un bébé.
C’est sans doute parce qu’il vient du théâtre et n’a pas “une vaste connaissance du cinéma” que Wang met en scène de façon si inhabituelle – il connaît toutefois les œuvres de Bergman et Cassavetes par cœur. Il évoque “son approche expérimentale, émotionnelle, purement instinctive”, précise son goût pour la prise unique (sans que ce soit un impératif comme chez Garrel), parle de son décor en terme de “masse gravitationelle” et explique qu’il a tourné en super-16 pour des raisons autant économiques (en deux semaines avec un budget minuscule) qu’esthétiques (“savoir qu’on ne peut pas tourner beaucoup met tout le monde dans un état de concentration extrême, et j’aime bien jouer sur différentes textures de grain”). Mais lorsqu’il avoue qu’il écrit toujours le premier jet de ses scénarios à la main, sur de petits carnets sans lignes (“pour ne pas contraindre l’imagination”), on se dit qu’on est décidément face à un artiste particulier.
Au bout d’une heure, quelqu’un nous interrompt et lui remet un ticket pour un film de la compétition : il s’agit de The Assassin, du Taïwanais Hou Hsiao-hsien. “Je n’aurai pas le temps de voir autre chose, regrette-t-il. Je l’ai découvert sur le tard mais j’aime beaucoup ses films. Vous croyez que celui-là sera bien ?” J. G.
Jesuthasan Antonythasan, acteur dans Dheepan de Jacques Audiard
Comment passe-t-on de la guerre civile au Sri Lanka au Festival de Cannes ? C’est une sorte de miracle accompli par le cinéma : arrivé en France il y a vingt ans, Jesuthasan Antonythasan a été employé de supermarché, plongeur dans un restaurant, garçon de chambre à Disneyland, avant d’être repéré et présenté par un directeur de casting à Jacques Audiard qui lui offre le premier rôle dans Dheepan.
“Le scénario était déjà écrit mais il y a des similarités entre moi et le personnage. Comme lui, je suis arrivé en France avec un faux passeport et j’ai rencontré tous les obstacles que connaît un réfugié politique.” Pour figurer cet ancien combattant de l’armée tamoule employé comme gardien dans une cité et flanqué d’une famille qui n’est pas la sienne, l’acteur a puisé dans sa propre expérience : “De 16 à 19 ans, j’ai combattu pour le mouvement de défense de la minorité tamoule, que j’ai quitté en raison de différends idéologiques. J’ai été menacé de mort après certaines critiques formulées à son égard.”
Cette réalité, il en rend compte dans des livres signés Shobasakthi. Dans la communauté tamoule, en Inde et au Sri Lanka, il est notamment connu pour ses essais sur la guerre et l’histoire des réfugiés politiques en Europe. En France, il est certain que sa prestation d’ex-soldat doux et tourmenté va marquer les esprits. EB
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