Il s’appelle Daiki Suzuki, il est japonais et, l’air de rien, il vient de transformer la dégaine masculine. Portrait d’un styliste fondamental.
Il dit qu’il fait son petit truc « dans son coin » sans influencer personne. Il raconte même qu’il ne mérite pas le titre de créateur de mode. Assurément, Daiki Suzuki joue au modeste. Ou au con. Car il vient, ni plus ni moins, de bouleverser l’élégance masculine. Après des années de rock, de glam, de minceur et d’androgynie, c’est lui qui a initié l’essor d’un vestiaire masculin ouvrier et sportif.
Après des années d’Hedi Slimane, c’est lui qui a défini la tendance. Mais il l’a fait à sa façon. Discrètement. En sous-main. Daiki Suzuki ne travaille pas pour une grande maison parisienne ou milanaise. Pour toute arme de propagande, il dispose de sa petite marque, Engineered Garments, et d’une microligne pour le géant américain Woolrich. Mais aujourd’hui, ses obsessions, ses silhouettes, ses matières sont partout, des labels pointus aux enseignes mondiales.
Le randonneur de Denver ou le chasseur du Montana
[attachment id=298]Daiki Suzuki est né à Aomori, au nord du Japon, mais son style vient d’ailleurs. L’hiver, il réanime le look de l’ouvrier de Detroit, du randonneur de Denver ou du chasseur du Montana. L’été, il s’inspire de la dégaine des vieux surfeurs de Santa Barbara ou des étudiants bourges d’Harvard. A longueur de collections, Suzuki traverse donc l’Amérique profonde.
« Au Japon, nous aimons nous immerger dans des cultures différentes, raconte-t-il, nous cherchons toujours des sources d’inspiration à l’étranger. Au début des années 70, ce sont les styles américains, du look preppy au look randonneur, qui ont déferlé. Nous nous sommes appropriés des marques américaines comme North Face, Woolrich, LL Beans, J.Press, Brooks Brothers ou Pendelton. J’ai toujours aimé les looks authentiques, avec une histoire, une signification, cela résonnait donc en moi. A partir de ce moment-là, je me suis plongé dans cette esthétique-là… »
A 18 ans, Suzuki, déjà entièrement looké de pièces américaines classiques, du T-shirt Hanes aux jeans 501, s’en va étudier à Tokyo, à la Vantan Design Institute. Quelques années plus tard, il franchit le pas et part vivre à Boston, où il se mettra en quête des pièces rares qu’il pourra revendre à ses compatriotes, souvent à des prix délirants.
« Je tentais de trouver des pièces qui n’étaient pas encore arrivées jusqu’au Japon. Concrètement, je fouillais les Pages Jaunes et je traversais le pays. Mais au fil des années, cela est devenu de plus en plus dur de trouver des pièces originales. De pays producteur, l’Amérique est devenue un pays importateur. J’ai donc eu envie de produire moi-même ces pièces que je ne trouvais plus… »
C’est ainsi qu’Engineered Garments vit le jour, en 2000.
Des pièces fabriquées aux Etats-Unis
Dix ans plus tard, le concept n’a pas bougé d’un pouce. Daiki Suzuki utilise de la flanelle, du chambray, de la laine bouillie, des matières produites aux Etats-Unis, et il fait fabriquer toutes les pièces de sa marque sur place, souvent dans un atelier de la banlieue new-yorkaise. Ironiquement, Suzuki le Japonais réhabilite donc un savoir-faire textile et une esthétique que les Américains eux-mêmes avaient fini par délaisser.
[attachment id=298]Pour relancer Woolrich, venu le chercher il y a six ans afin de créer une microligne haut de gamme, il lui a ainsi suffi de se plonger dans les archives de la marque et de faire revivre d’anciennes pièces.
« Je choisis des créations dynamiques, avec patrons qui peuvent être modifiés pour un usage actuel, précise-t-il. Habituellement, je retravaille les coupes aussi peu que possible, mais je rajoute des détails, des fonctionnalités, j’en enlève d’autres, pour rafraîchir la pièce. Il y a tellement de marques techniques qui produisent des pièces modernes que je préfère me consacrer à des pièces avec un gout vintage, avec des détails traditionnels… » Ici, une martingale. Là, une capuche à visière.
En bout de chaîne, ces détails-là sont aujourd’hui partout. Ils font la mode. Ils font vendre. Que Suzuki le veuille ou non. Il y a quelque temps, Urban Outfitters écoulait ainsi par palettes des chemises en chambray dotées d’une très longue poche de poitrine boutonnée. Un détail que le styliste utilise frénétiquement pour Engineered Garments depuis le début des années 2000. Un détail qu’il avait repéré sur d’antiques chemises produites dans les années 20.
Marc Beaugé