Ce soir, Villette Sonique s’achève avec Shamir et les Instrumentaux d’Arthur Russell. Les dix ans du festival le plus audacieux de France se devaient d’être fêtés dignement. On s’y est rendu ce week-end, avec en tête de venir à bout de l’exceptionnelle programmation du dimanche. Mission accomplie.
Après l’énorme claque du vendredi soir donnée par la révélation synth-punk des morveux Ausmuteants (quand le guitariste s’exclame sans prévenir « Jacques Derrida ! ») et les légendes garage The Gories et Thee Oh Sees (avec deux batteurs et un line-up totalement remanié), on s’est rendu ce dimanche à Villette Sonique afin d’effectuer un marathon qui allait nous laisser sur les rotules, le sourire aux lèvres et des attentes plus que comblées. De 14h à 6h du matin, nous voilà donc embarqués dans une folle escapade rock, techno, noise et expérimentale.
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Gratuité et pointures au rendez-vous
En tout, 22 concerts étaient programmés ce dimanche à Villette Sonique, dont la moitié étaient gratuits. Il faut tout de même signaler l’audace des organisateurs du festival pour programmer autant d’artistes à ce niveau de qualité : à l’heure où tous les mêmes types semblent avoir leur rond de serviette dans tous les festivals de France et de Navarre (on ne citera personne parce qu’on est polis), pouvoir assister gratuitement aux pointures que programme Villette Sonique a quelque chose de réjouissant.
On rate malheureusement le set de Christian S, la faute à un plaisantin du métro qui a décidé de s’aventurer dans les tunnels sur notre ligne. On arrive donc juste pour la fin du concert de Infecticide : avec un pad, un propulseur au dos et des paroles plus absurdes les unes que les autres, voilà d’entrée de jeu les gros weirdos de la journée. On enchaine avec King Khan et ses Shrines sur la scène du Cercle Sud, qui arrive sur scène vêtu n’importe comment et fait montre d’un sens de l’abattage particulièrement prégnant. Alternant les morceaux soul et rhythm’n’blues et des formules du type « Michel Jonasz emmerde le Front National », on ne sait pas trop sur quel pied danser, avec l’impression d’assister à une grosse fête du slip garage, pas déplaisante pour autant. D’ailleurs les musiciens s’éclatent eux aussi, et font régulièrement le tour dans la fosse tout en jouant. Le tout a quand même des grosses allures de kermesse du dimanche (de kermesse de luxe, certes, mais de kermesse quand même).
On passe faire un tour au Village Labels qui regroupe le meilleur de la scène underground locale. L’ambiance est plutôt coolos, les familles et les badauds se baladant entre les stands en lorgnant sur des cassettes de post-punk, de garage et de techno. Vient ensuite le premier dilemme de la journée, puisque Marietta et Lena Willikens jouent à la même heure, l’un sur la scène Labels, l’autre au Jardin des Iles, soit à l’autre bout du festival. On attrapera un bout du set de la pensionnaire de Cómeme, le label de Matias Aguayo. Autant dire qu’après l’expansivité de King Khan, il nous faudra un petit temps d’acclimatation quand on arrivera au Jardin des Iles (attention, jeu de mot). Penchée sur ses machines, Lena Willikens donnera à sa performance des allures quasi minimalistes et industrielles, comparé au côté « je pince mes tétons » du concert de King Khan. On optera ensuite pour le leader de Feeling of Love, auteur récemment d’un superbe album lo-fi de pop songs délicates, Basement Dreams are the bedroom cream, sorti récemment sur Born Bad. Sur scène, il est accompagné par le chanteur-guitariste de Volage et par le batteur du bon tiers des groupes garage de la capitale. Le concert est carré, sans être renversant, et perd un peu de la fragilité des compositions.
On arrive ensuite avec le premier gros électrochoc de la journée avec la prestation de Girl Band. Le jeune groupe a livré cette année un EP renversant, réunissant leurs derniers enregistrements ; en live, ces morceaux-là sont encore plus électriques et explosifs que sur disque, ce qui est en soit un exploit. Le chanteur rougeaud a une apparence étrange, des traits poupins à la Justin Bieber et les fringues d’un étudiant Ivy League. La surprise est d’autant plus grande de voir ces (très) jeunes mecs exécuter un rock ahurissant de trancheur viscérale, déstructuré, bruitiste et anguleux. C’est simple : Girl Band met à l’amende tous les METZ, Viet Cong et Iceage de la planète, et tant pis si le chanteur en fait des caisses dans l’outrance, il faut bien ça pour venir à bout de ces monstres de compositions. Leur premier album arrivera cette année : il faut d’ores et déjà se préparer à un futur grand. Quoiqu’il en soit, tout le monde que l’on croisera pendant la journée sera unanime : les quatre Irlandais viennent de livrer un des concerts du festival. La reprise extraordinaire du Why They Hide Bodies Under My Garage de Blawan en atteste : empruntant la ferveur de la dance à la véhémence du punk, Girl Band a l’air d’avoir tout compris.
Cette année, on constate que l’accent aura surtout été mis sur les guitares, et aura quelque peu délaissé les beats et les machines (en tout cas, pour ce qui est des concerts gratuits). Traxx apportera donc un contrepoint aux six-cordes de la journée, sans délaisser pour autant les assauts furibards et les accès bruitistes dans sa techno primitive. On verra ensuite la fin du set de Ought, de loin sur la Grande Scène : les quatre expats offrent un concert à l’aise, leur post-punk ayant l’air de prendre des vacances comparé aux assauts furibards qui ont précédé. On se dit malgré tout que le festival sait garder une certaine forme de cohérence : les basses sur-gonflées de la techno d’Andy Stott feront écho aux attaques guitaristiques de Girl Band, les poussées de sève de Ought annonceront la portée élégiaque de l’italo disco de I-F, faisant ainsi de Villette Sonique un festival placé sous l’égide de l’assaut et de l’envie furieuse d’en découdre. Il y a aujourd’hui peu de festivals qui peuvent aujourd’hui se permettre d’assumer un tel éclectisme (ce gros mot) sans rougir et proposer dans le même élan exigence, radicalité et immédiateté. C’est peut-être un des meilleurs effets de la période de débridement musical de ces dernières années : on prend le meilleur, on secoue le tout et ça donne à l’arrivée un truc miraculeusement harmonieux.
Sous l’égide de la Red Bull Music Academy
C’est déjà le soir, et on se dirige tranquillement vers la Grande Halle pour les concerts payants. On rate Untold, ce qui n’est pas si grave puisque tout le monde nous dit que c’était l’enfer. Andy Stott arrive, et même si son dernier album Faith In Strangers est largement en-deçà de ce qu’il a pu nous livrer par le passé (à croire qu’il n’atteindra plus jamais l’excellence de la doublette des EPs We Stay Together / Passed Me By), son set de ce soir est quant à lui particulièrement ravageur, avec ses basses distordues et ses beats concassés. Le producteur mancunien ne fait certes pas dans la dentelle, mais c’est un peu tout ce qu’on attend de la part du producteur-tronçonneur. Les touches de beauté se situent dans les pistes en elles-mêmes, alors que sur le dernier album, il alternait moments de clarté et tambourinages titre après titre. Là, les accès de lumière se font au sein même des chansons, ce qui donne des moments parfois grandioses. Il nous fait même l’honneur d’une incursion trap, qui rappelle les heureuses gestations de son album Drop The Vowels (réalisé avec Miles Whittaker sous le nom Millie & Andrea).
Lorsque Carter Tutti Void arrive, on a l’impression d’entendre la version « adulte » d’Andy Stott. Composé de deux membres de Throbbing Gristle, Chris Carter et Cosey Fanni Tutti (ayant évolué auparavant sous le nom Chris & Cosey) et de Nik Void de Factory Floor, le projet accouchait en 2012 d’un album extraordinaire d’ambient industrielle, Transverse. Ce soir, les incursions sont légèrement plus club que sur disque, sans laisser de côté l’aspect trance intelligente de leur musique. Void et Tutti placées de chaque côté de la scène, Carter au milieu, le tout a des allures de cérémonie chamanique ferreuse. Assurément un autre grand moment du festival, malheureusement coupé dans son élan au bout de ¾ d’heure par l’ingé son. Certains s’exclament « On a fait jouer des gros nuls pendant une heure, et eux, on les vire en moins de deux ? » Si de notre côté on ne sera pas aussi péremptoire, on est obligé d’admettre que Carter Tutti Void auront largement dominé les débats.
Vient ensuite la grosse polémique de la soirée (du festival ?) en la personne de Cabaret Voltaire. Si on n’attendait pas une révolution esthétique de la part de Richard H Kirk, on espérait quand même un peu plus que ce qu’il nous a servi dimanche soir. Seul derrière ses machines, l’artiste s’est contenté de convoquer tous les tropes 90’s possibles et imaginables (un petit coup jungle, un petit coup hip-hop des origines, un petit coup drum’n’bass, tout y passe) avec en fond visuel des images ayant l’air d’avoir été filmées par un étudiant en cinéma qui n’aurait vu que Film Socialisme et Adieu au langage. Tu parles du futur. On pense d’ailleurs à Suicide qui disait ne plus contrôler son image et être devenu malgré eux des entertainers. Seul maître à bord du vaisseau Cabaret Voltaire, le Captain Kirk choisit de toute évidence la parade « battage de couilles ». Ce n’est pas déplaisant, certes, si par « pas déplaisant » on entend assister à un mariage dans la Nièvre avec pour thématique « Déconstruire le 20e siècle à coups de Funky Town industriel et d’images subliminales de Pol Pot et de Ronald Reagan « .
On se dirige ensuite vers le Trabendo pour la soirée club, avec I-F, Levon Vincent, Benedikt Frey et le B2b de La Mverte et Alejandro Paz. Difficile à l’heure actuelle de rendre compte de ce qu’il s’est réellement passé à ce moment-là, les souvenirs se mêlant les uns aux autres dans un tourbillon de disco inferno et de techno ravageuse pour cette deuxième partie de soirée placée sous le patronage de la Red Bull Music Academy. Disons simplement que I-F a poussé le concept de kitsch dans ses tout derniers retranchements et que Levon Vincent n’a quant à lui pas lésiné sur les accès noise et furieux de sa techno pourtant bien deep. La Mverte et Alejandro Paz ont terminé comme il fallait, dans des accès fiévreux de dance et de disco enfumée. En ce qui nous concerne, on s’est contenté de danser, danser, pour atteindre finalement cet étrange point de non-retour où les jambes ne répondent plus mais continuent tout de même de bouger toutes seules. Et après 16 heures de pétages de neurones et de plaisirs tirés sur la corde, il ne nous restait plus qu’une seule chose à faire : finir au Zorba.
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