Sur cinq toiles monochromes accrochées au mur du Plateau à Paris, les artistes Philippe Decrauzat et Mathieu Copeland projettent leurs balades documentaires musicales recto-verso. Chef-d’œuvre.
Rien ne sera plus comme avant. Après cette exposition, ni la manière de montrer des films dans un centre d’art, ni la manière de rendre hommage à des artistes aimés, ni même le Plateau qui, pour l’occasion, a perdu un mur que son directeur croyait porteur, gagnant au passage un espace aéré, et qui semble même plus haut de plafond. Cette dernière impression reste un mystère. Peut-être due à ce qu’on n’y voit rien, le lieu étant plongé dans le noir pour les besoins de la quintuple projection des films produits par l’attelage fougueux d’un artiste-commissaire et d’un commissaire-artiste, Philippe Decrauzat et Mathieu Copeland.
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Sur cinq écrans est projetée la même enfilade de quatre films, le programme changeant entièrement chaque semaine et ce jusqu’à fin juillet. L’immersion du spectateur dans l’image animée est une vieille lune de l’art contemporain qui, à coups d’installations vidéos cacophoniques, espérait s’affranchir du dispositif frontal, supposé trop autoritaire, de la salle de cinéma. On n’a jamais été trop convaincu : on s’est jamais senti aspiré, ni plus ni moins en tout cas qu’à la Géode ou au Futuroscope.
Sauf là, dans cette exposition qui prend tout l’espace pour diffuser un seul film à la fois, mais cinq fois simultanément. Un élément varie : la couleur de la surface de projection, qui n’est pas un écran mais une toile bleue, orange, verte, blanche et rouge. Les cinq monochromes s’occupent de colorer les films, tournés en 16 mm, pas tous en noir et blanc d’ailleurs. C’est donc une séance de projection où la peinture est à l’arrière-plan, tapie dans l’obscurité qui lui est d’ordinaire étrangère.
Des films schizophrènes
Elle réapparaît dans le sujet de certains films de la première session, la seule qu’on ait vue pour l’heure. Decrauzat et Copeland sont allés rendre visite à John M. Armleder pendant qu’il déversait des hectolitres de pigments, d’huiles et de vernis sur une de ses Puddle Paintings, qui portent bien leur nom (puddle = flaque). Et pourraient quasiment désigner aussi l’esprit et le principe technique de l’ensemble des films. Tous, ou presque, documentent le travail d’un artiste visuel ou d’un musicien. Mais presque tous, aussi, superposent à l’image de ceux-là d’autres images, sans que le procédé relève vraiment du montage. “Nous utilisons le recto et le verso de la pellicule, en la retournant simplement dans la caméra, explique Philippe Decrauzat. On obtient ainsi deux images, une inversée par rapport à l’autre ainsi que deux temporalités qui se développent en sens contraire.”
Les films sont schizophrènes, qui se dédoublent et réunissent des sujets sans trop y réfléchir. Au générique de l’ensemble de l’exposition, on trouve ainsi l’usine de filature textile qui fabrique les toiles habituellement utilisées par Decrauzat pour ses tableaux, la grotte où l’artiste et guérisseuse Emma Kunz avait déniché au début du siècle une pierre magique, Robert Poss, “un génie de la guitare” et des drones sonores et, comme ce dernier, une kyrielle de musiciens expérimentaux rescapés des années 70, filmés en pleine répète pour les besoins des films ou encore pour une performance programmée par l’un ou l’autre des deux commissaires.
Vers des profondeurs magmateuses
Chaque film est plein de beauté crue et d’énergie, plein comme un œuf surtout d’allers-retours entre les étapes et les lieux de la création artistique : une fabrique de peintures, une cascade (celle du Forestay, en Suisse, qui fut le point de départ de la Chute d’eau de Duchamp) ou bien une exposition montée au Plateau l’été dernier.
A Personal Sonic Geology fore dans toutes les couches du visible et du temps, au rythme des deux amateurs d’art et de musique que sont Copeland et Decrauzat. Les bandes-son, dont celle où sourd la diction grave et chaloupée de Lydia Lunch, égérie de la no-wave new-yorkaise, achèvent-elles de nous emporter vers des profondeurs magmateuses, là où le film bout avec la peinture dans un creuset musical. Une nouvelle définition de l’exposition qu’on saura désormais par cœur.
A Personal Sonic Geology jusqu’au 26 juillet au Plateau/Frac Ile-de-France, Paris XIXe, fraciledefrance.com
à voir aussi James, Circuit & Le Freistilmuseum, une exposition de Circuit, lieu et collectif lausannois cofondé par Philippe Decrauzat, jusqu’au 30 mai à la galerie Xippas, Paris IIIe, xippas.net
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