Chroniqueur au « Grand Journal », Karim Rissouli parle du fact-checking, d’Eric Zemmour, de Stefan Edberg et évoque l’esprit du 11 janvier.
Ta présence s’est élargie sur le plateau du Grand Journal depuis le début de l’année. Est-ce que cela a été décidé pour contrer les voix de Natacha Polony et Jean-Michel Aphatie ?
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Karim Rissouli – Avant Noël, on a fait le constat que la partie politique du Grand Journal manquait un peu d’humeur, d’esprit de bande, mais aussi de fluidité. Après avoir longtemps eu une chronique de trois minutes, je participe depuis le 5 janvier aux parties 1 et 2 de l’émission aux côtés de Natacha Polony et Jean-Michel Aphatie. Tous deux restent des éditorialistes purs, tandis que moi j’essaie d’être un apporteur d’infos. Je suis là pour l’info, les faits, le fact checking, briser des clichés : en janvier, on a par exemple rappelé les 52 dernières unes de Charlie Hebdo pour mesurer l’absence de la fixation du journal sur l’islam, puisqu’on a compté 35 unes sur la politique dont 10 sur le FN, 2 sur les cathos, une sur Israël et une seule sur Mahomet.
Trois journalistes politiques côte à côte, n’est-ce pas un peu trop lourd ? Ta place est-elle facile à ajuster dans ce dispositif ?
Plus que je n’imaginais. Aphatie a un sens du rythme en télé incroyable ; Polony a elle aussi un fort impact, on peut ne pas être d’accord avec elle, mais en tout cas on l’écoute. Je trouve que nos prises de parole s’articulent miraculeusement plutôt bien. Je gardais un souvenir un peu traumatisant de ma première rencontre avec Apathie ; il m’avait interviewé sur le plateau en 2009 à propos de mon premier livre sur les primaires au PS, Hold-UpS : il m’avait chahuté ; il me demandait où étaient mes preuves. Je n’avais pas su répondre car je me sentais attaqué. Aujourd’hui, on s’entend parfaitement.
Comment as-tu vécu les évènements de Charlie ?
Le moment Charlie a été un moment fort intimement. Je suis un peu schizophrène sur ce sujet. Je suis un laïcard convaincu ; le blasphème est un droit et quasiment un devoir. Et en même temps, je conçois que des populations reléguées socialement puissent se sentir blessées plus que d’autres, à cause de cette relégation même. Cela a été un peu compliqué à gérer pour moi. S’appeler Karim, être issu d’une famille marocaine musulmane par mon père, catholique par ma mère, ce n’est pas anodin. Ma famille a été un peu déchirée pour des raisons religieuses au Maroc au début des années 90 ; un de mes oncles est devenu un fanatique intégriste. Ma famille s’est divisée en deux camps, avec mon père opposé à mon oncle. Cela s’est calmé depuis, mais cela a été assez violent à vivre dans mon enfance. L’été, quand j’allais en vacances chez mes grands-parents au Maroc, mon oncle me faisait des prêches, me disait que mon père irait en enfer parce qu’il ne priait pas… Ces souvenirs très lourds sont remontés en moi au moment de Charlie. Je me suis senti musulman dans le regard des autres, ce qui ne me dérange pas car je sais ce que je suis ; mais j’ai essayé de porter en plateau ce regard-là en assumant cette position ; j’avais envie de chialer toute la journée. Je l’ai dit en plateau.
Crois-tu en ce fameux « esprit du 11 janvier » ?
L’esprit du 11 janvier est évidemment fragile. Mais je trouve que c’est surtout l’esprit du pré-11 janvier qui était vraiment flippant. J’étais paradoxalement plus inquiet cet automne, quand le livre de Zemmour cartonnait, quand je voyais les débats autour du livre de Houellebecq, par-delà le roman lui-même… : cette France-là m’inquiétait. Pour le coup, l’après 11 janvier a fait se ressouder une autre France. J’ai emmené mon fils de 3 ans à la marche, je me suis surpris à saluer des flics, j’ai été très sensible à ce moment.
Au point de t’avoir changé ?
Oui, je pense qu’il m’a changé même si j’ai encore du mal à dire comment précisément. Je n’ai plus du tout envie de replonger dans la politique politicienne en tout cas. Cela me semble vain. J’aime évidemment beaucoup la politique, mais je n’ai plus très envie de recevoir des politiciens obsédés par la conquête du pouvoir. Tout cela a changé aussi l’émission à mon avis. On nous reprochait avant Noël d’être trop austères, pas assez légers ; maintenant, on nous le crédite. Il y a une densité nouvelle dans l’émission. On a évoqué beaucoup de sujets qui me passionnent : l’intégration, les communautarismes, la réforme de l’islam….
Si tu dis avoir changé, est-ce que les politiques, eux, ont changé dans leur manière de faire de la politique ?
Je ne crois pas, non. La vie politique a repris ses droits très vite. L’épisode de la loi Macron en est un exemple frappant. Le fait que Sarkozy demande à ses troupes de faire échec à la loi Macron pour de pures raisons politiciennes prouve bien que l’esprit du 11 janvier est terminé. Les frondeurs du PS, eux, avaient au moins des raisons idéologiques ; mais Sarkozy n’a rien sur le fond à reprocher à la loi Macron.
La résurrection de Hollande est devenue un nouveau motif des commentateurs. Tu y crois aussi ?
Je n’ai jamais cru qu’il était fini ; c’était déjà le cas avant le 7 janvier. Je suis persuadé que François Hollande a de l’avenir. Je pense depuis le début du quinquennat qu’il sera candidat en 2017 et qu’il a une bonne chance d’être réélu.
Qu’est-ce qui te fait croire en lui ?
Ce n’est pas tant ce qu’il y a de fort en lui que l’analyse du paysage politique tel qu’il est. Je pense que la gauche et la droite seront au touche à touche autour de 20 %, que Marine Le Pen sera devant, que Hollande ne sera pas challengé en interne, que Valls ne s’opposera pas à lui, sauf s’il y a 5 millions de chômeurs dans un an ; mais si le climat économique va un peu mieux, Hollande sera candidat. D’autant qu’avec Charlie, il a coché des cases qui lui manquaient : autorité, légitimité présidentielle. Cela risque de se jouer à très peu avec l’UMP, autour de 20 %. A mon avis, celui qui sera au second tour sera élu. On a sous-estimé l’animal politique qu’est Hollande.Mais la déception de son électorat reste grande, tout de même. Ceux qui disent qu’il a trahi ses électeurs ne se souviennent pas de sa campagne. On ne pouvait pas à s’attendre à autre chose de sa part. « La finance est mon ennemie » a été la seule phrase retenue ; mais Hollande a gagné la primaire contre Martine Aubry en insistant sur des arguments ultra-réalistes et modestes ; la campagne de Hollande n’a fait rêver personne. On fait semblant de croire aujourd’hui qu’il avait promis monts et merveilles à la France, mais non.
L’arrivée au pouvoir du FN reste-elle une pure fiction ou une possibilité ?
Cela me semble une fiction pour 2017 ; mais cela n’est pas dans l’absolu une fiction. Si jamais la droite est éliminée au premier tour de l’élection de 2017, il y aura une recomposition à droite, et celle qui en profitera sera Marine Le Pen.
Et Sarkozy, tu crois en son retour ou est-il déjà enterré ?
Je suis assez frappé par le ressort cassé de Sarkozy. Après, c’est comme Hollande, l’enterrer serait une grave erreur. Il sera le candidat probable de l’UMP. Juppé aura 72 ans en 2017 ; il aura à convaincre qu’il a un projet et qu’il est le seul à pouvoir battre Hollande et Le Pen. S’il y a un second tour Sarkozy-Le Pen, là, je ne sais pas ce qui se passe.
La gauche de la gauche ?
L’absence de dynamique à la gauche du Parti Socialiste me surprend. Podemos, Syriza, réussissent à s’imposer dans des pays en crise. Il y a un boulevard idéologique à la gauche du PS. Mélenchon n’arrive pas à profiter de cette situation. Il s’est aliéné une partie de l’électorat de gauche qui aurait pu lui être favorable, par son caractère, ses coups de sang. Ses proches en sont conscients ; ils savent que cela limite son ascension. Aucun des leaders de Syrizia ou Podemos ne vient du parti socialiste ou de la gauche social-démocrate. Peut-être que le défaut de Mélenchon est d’avoir appartenu à cette gauche ancienne.
Comment analyses-tu l’évolution du journalisme politique aujourd’hui, oscillant de plus en plus entre le journalisme de dérision et le journalisme d’enquête ? Ou faut-il te situer ?
C’est vrai que ce que je fais est un peu hybride. Je me situe entre ces deux façons de faire du journalisme. Je me sens plus proche du journalisme d’enquête, mais je le fais dans le cadre d’une émission d’infotainment. Il y a un an ou deux, je n’imaginais pas pouvoir m’exercer à la dérision, au risque de jeter ma carte de presse ; je ne me dis plus ça aujourd’hui ; je sais qu’on peut faire de l’investigation sérieuse, le transmettre y compris dans une émission comme le Grand Journal et le faire avec de l’humeur, des moments plus légers ; je suis en train d’apprendre ça.
Penses-tu que la connivence, qu’on lui reproche souvent, affaiblit la crédibilité de la profession journalistique ?
Les services politiques des rédactions se sont transformés en services de stratégies politiques. On devrait le renommer comme cela d’ailleurs. Il y a 25 ans, les services politiques traitaient probablement plus de dossiers de fond qu’aujourd’hui. Les services politiques s’intéressent avant tout à la conquête du pouvoir. Ce n’est pas moins noble, mais il y a maldonne sur ce qu’est un service politique. Il ne faut pas attendre d’un journaliste politique autre chose que ce qui fait son quotidien. Les déjeuners, les discussions, les cuisines internes…, c’est cela le quotidien.
Tu déjeunes avec les politiques, par exemple ?
Un peu, moins qu’avant, lorsque j’étais à Europe 1. Mais je n’ai aucun problème avec ça ; il y a un fantasme dans l’opinion sur la connivence que cela suppose ; c’est juste que le moment où un politique a le temps de voir les journalistes, c’est le midi.
Comment se protéger alors de la connivence ?
En payant son déjeuner, déjà. On ne se fait pas inviter par un politique. Eviter la connivence, c’est un peu ce que j’essaie de faire. Quand j’ai quitté Europe 1 pour travailler à Canal +, j’ai réalisé que la connivence était inévitable au bout de plusieurs années de journalisme politique dans une rédaction de news. C’est humain ; si tu suis le PS durant des années, tu connais tout le monde, d’autant plus s’ils sont de ta génération. La connivence s’évite en changeant de crémerie, en changeant la couverture des partis.
Observes-tu une relève générationnelle dans les partis ?
Il y a forcément une, mais ce n’est pas celle que malheureusement on côtoie le plus dans les services politiques, car on est plus frottés globalement aux porte-flingue qu’aux spécialistes de dossiers.
Qui t’a impressionné récemment dans le personnel politique ?
Macron est impressionnant, quoi qu’on pense de lui. Honnêtement, après l’avoir rencontré la première fois en 2011, je me suis dit que j’étais plus intelligent en sortant du rendez-vous que lorsque j’y étais entré. Je ne parle pas du fond, mais de l’animal politique. Même s’il lui manque le rapport au suffrage universel, la vie dans une circonscription rurale au fond de la France.
Tu as échangé quelques mots tendus avec certains invités, comme Eric Zemmour ou Marine Le Pen. Tu le vis bien ?
J’aurais aimé dire plus et mieux ce que je pensais à Eric Zemmour, que je présentais en novembre 2013 comme un visiteur du soir de Le Pen. Je le sais, mais je ne l’ai pas démontré assez efficacement. Depuis, on a dit que son livre avait été relu par des conseillers de Marine Le Pen. C’est dans la logique de ce que je disais déjà. J’ai eu aussi un accrochage avec Christian Jacob qui ne veut plus venir à l’émission. Avec Marine Le Pen, à qui je reprochais la gestion des mairies FN dans les années 90, cela a été très violent. Mais la violence du monde politique est tellement forte qu’un accrochage sur un plateau télé, ce n’est rien comparé à ce que les élus vivent au sein de leurs partis.
D’où vient ton goût de la politique ?
J’ai grandi dans un environnement très politisé. On parlait de politique à la maison, tout le temps. Mes parents sont engagés dans des associations et syndicats. Mon père, éducateur spécialisé, a travaillé avec les travailleurs immigrés dans les années 70 ; ma mère, assistante sociale, a monté des projets d’aide aux villages roumains à l’époque Ceaucescu. Mon premier vrai souvenir de télé, c’est le premier tour de la présidentielle de 1988, avec Le Pen à 15 %. Je me souviens des réactions autour de moi. Quand j’étais petit, j’adorais la politique et le sport ; je découpais les articles et les photos dans la presse et je réécrivais les légendes dans des cahiers ; j’adorais Stefan Edberg ; à la mort de Mitterrand, j’avais fait un recueil. J’aurais adoré interviewer Mitterrand.
Quelles sont les personnalités politiques qui te fascinent ?
La première biographie politique que j’ai lue et qui m’a marqué, c’est celle de Martin Luther King. Plus tard, j’ai rencontré Yasser Arafat en 2003, cela m’a impressionné. J’étais assez engagé dans les territoires palestiniens ; j’ai monté une association il y a dix ans : des écoles de musique dans des camps de réfugiés palestiniens. Je suis aussi venu au journalisme par là, par l’engagement et le militantisme. Dans les écoles de journalisme, tu perçois cette dualité entre ceux qui sont là comme s’ils étaient dans une école de commerce et ceux qui sont là par conviction. J’ai fait une mission civile dans les territoires palestiniens en 2002. En rentrant de ce voyage, j’ai eu envie de témoigner de ce que j’avais vu.
La critique des médias de plus en plus prononcée te semble-t-elle excessive ou légitime ?
La critique des médias est souvent justifiée, les écoles de journalisme ne sont pas assez ouvertes aux gosses des quartiers, aux enfants d’ouvriers. On est un milieu socio-professionnel blanc, CSP + et urbain ; et masculin quand tu montes. Le prisme est souvent le même partout. En outre, on ne reconnaît pas assez ses erreurs. La couverture de la prise d’otages à l’hyper casher pose quand même des questions. On ne réfléchit pas assez collectivement. Je pensais qu’il y aurait un avant et un après Charlie, qu’on allait réfléchir à la manière de couvrir ce genre d’événement.
Le Bondy Blog vient de fêter ses 10 ans ; tu es allé à Bondy pour parler de ton travail ; comment perçois-tu cette expérience d’un média écrit par des jeunes des banlieues ?
Il n’y a pas assez de Bondy Blog en France. La question n’est pas d’avoir plus d’Arabes et de Noirs à la télé ; si on a des fils de diplomates, on s’en fout. Je suis plus attaché à un critère social : le jour où un fils d’ouvrier, qu’il soit noir ou blanc, présentera le JT de 20 heures, cela changera quelque chose. Or, si tu travailles sur le critère social, forcément tu abordes la question de la représentation des minorités dites visibles. Il faudrait 150 Bondy Blog dans ce pays. Si on ne traduit pas en actes l’émotion collective qu’on a ressentie le 11 janvier, j’ai peur que cela soit trop tard.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
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