Le fondu savoyard. Marqué à jamais par sa rencontre avec Arthur Rubinstein, le pianiste François-René Duchâble puise depuis toujours dans la nature la force tellurique qui donne à son art sa vision cosmogonique. La parution d’un nouvel album consacré aux Polonaises de Chopin en est la saine illustration. En 1992, au Théâtre des Champs-Elysées, François-René […]
Le fondu savoyard. Marqué à jamais par sa rencontre avec Arthur Rubinstein, le pianiste François-René Duchâble puise depuis toujours dans la nature la force tellurique qui donne à son art sa vision cosmogonique. La parution d’un nouvel album consacré aux Polonaises de Chopin en est la saine illustration.
En 1992, au Théâtre des Champs-Elysées, François-René Duchâble interprétait les 24 études et les 24 préludes de Chopin : un moment de musique resté gravé dans les mémoires des mélomanes en même temps qu’un événement symbolique dans le parcours agité du pianiste savoyard. C’est en effet de cette période qu’il date son « retour à la vie ». Quelques mois plus tôt, il était inscrit aux abonnés absents, annulant au dernier moment un concert à Amsterdam, tout simplement parce qu’il n’avait pas assez travaillé : impardonnable mais humain ; en tout cas, le résumé de sa « première vie », celle de l’esclavage de l’apprentissage pianistique où il comptait les heures avant de pouvoir s’échapper dans la nature salvatrice, celle aussi de l’incertitude artistique qui le précipite un temps au creux de la vague ce qu’ont connu comme lui d’autres artistes. Maintenant, Duchâble est bien dans sa peau et tout ce qu’il trouvait insupportable à l’époque, comme les voyages et les tournées, lui plaît désormais et fait partie de son univers.
Le plus fantasque des pianistes français s’est refait une santé et crève l’écran. Ses derniers enregistrements parus chez EMI (Beethoven, Liszt et le nouveau-né, les Polonaises de Chopin) l’imposent comme l’un des plus grands, dans la même catégorie que Pollini et dans la sphère de ce qu’il appelle lui-même la « modernité du pianisme ». Tout au long de notre rencontre en Savoie, chez lui, où il nous ouvre les portes de son intimité avec la simplicité d’un camarade de randonnée, Duchâble consacrera peu de place à la technique, à l’esthétique. Quand c’est le cas, c’est pour convoquer la transcendance ou pour évoquer des êtres chers comme Arthur Rubinstein, qu’il eut la chance de rencontrer en 1973 : « Il m’a invité chez lui à Malaga et m’a encouragé à un moment où j’étais démotivé. Je retiens surtout le côté affectif. Devant lui, je jouais comme pour un ami, sans aucune appréhension, avec joie. Il était bienveillant et tolérant. « Nous discutons, nous nous bagarrons », disait-il avec son accent bien connu. Il insistait toujours sur l’aspect mélodique, la phrase musicale, la direction ; c’est ce que j’enseigne actuellement : le refus du détour. Il a été le premier grand interprète moderne sur ce point.«
En dépit de la reconnaissance du milieu musical, Duchâble a toujours été considéré comme un original, voire un marginal, d’abord par son enracinement provincial et aussi pour ses réactions épidermiques et imprévisibles. Alors que la majorité de ses confrères s’affichent dans les académies musicales, il les dédaigne royalement, considérant que la musique de chambre, telle qu’elle y est pratiquée, n’a plus aucun intérêt. Quand il donne des cours d’interprétation, c’est en marge des institutions habituelles, comme au Centre de pratique musicale d’Annecy. Il est connu comme le loup blanc dans cette ville qu’il arpente comme un coureur de fond. En fait, on ne le reconnaît plus depuis qu’il a rasé sa fameuse barbe, avant peut-être de se laisser pousser des moustaches à la Dali.
Quand on pense Duchâble, c’est la distance qu’il entretient avec le milieu musical parisien qui vient immédiatement à l’esprit, une vision simpliste qui demande à être étayée. « J’ai commencé à aimer Paris le jour où j’ai fait des marathons. On m’accuse de négliger la capitale mais j’y donne mes quatre concerts par an. On ne me voit pas entre-temps, c’est vrai. Les carrières ne se font pas dans les alcôves des ministères, dans les salons ou grâce à la presse parisienne. La France, c’est l’Arizona. On se croit le centre du monde. C’est un marché. Il y a des festivals et Paris est toujours un carrefour musical international, mais la qualité du public n’est pas meilleure qu’ailleurs. C’est quoi, le public ? Un agglomérat d’individus qu’on croise à un moment précis de leur parcours individuel. Il faut l’aimer. Il est pareil partout. On n’est pas des agitateurs sur une scène à jouer les narcisses, on est des musicothérapeutes. On est là pour divertir ou pour construire. Le public ne vient pas dans une optique très pure : il est là soit pour s’afficher, soit parce que tel pianiste ou tel chef est à la mode malheureusement, ça commence à l’être pour moi. Comment faire ? En étant pur, en faisant preuve d’exigence envers soi-même, en refusant la démagogie. Après le concert, j’envoie promener tout le monde ; c’est tout juste si je n’insulte pas les gens. Je fais mon boulot, un point c’est tout. »
Duchâble a toujours fait jaser par sa manière inimitable de balayer la salle d’un regard d’aigle, ce qui décontenance souvent les sages pensionnaires des premiers rangs. « Je ne me plains pas du public. On dit toujours : le public fait du bruit. Non, ce sont les mauvaises salles qui réverbèrent. Je m’inquiète beaucoup du rapport public-salle. Je regarde le public pendant les tutti de l’orchestre et on croit que je suis arrogant. Je veux simplement le surveiller pour lui dire « Ecoutez avec moi, c’est beau ! » Mais les gens n’aiment que les personnalités neutres. Quand je suis sur scène, je ne suis pas là pour les assurer que tout va bien, mais pour les remuer et leur dire « Vous êtes une bande d’abrutis, de médiocres dont je ferais partie si j’étais assis parmi vous. » Evidemment, un pianiste qui joue tranquillement et qui se cache dans son piano, ça ne dérange personne. Les gens ont besoin d’être remués.« Il avoue son impatience de faire de la musique dans des ghettos où il n’a plus l’impression de remplir son rôle de trait d’union avec la société, ce qu’il accomplit lors de ses concerts-happenings en plein lac d’Annecy. L’événement récent le plus spectaculaire laisse pantois : un radeau-piano est amarré à un kilomètre de chez lui. Dans l’impossibilité d’atterrir sur la scène flottante en parapente, comme il le voulait, Duchâble la rejoint en ski nautique. Echevelé, trempé, il se change sous le piano et, affublé d’un chapeau à la Lucky Luke, entame un mini-concert. Tiré par une flottille, le radeau traverse le lac en diagonale. A Talloires, sur la rive opposée, attendent cinq cents spectateurs. Symboliquement, les deux rives communiaient.
En juillet dernier, lors des Rencontres pianistiques de Barèges dans les Pyrénées, Duchâble déserte encore l’estrade traditionnelle. Voulant rendre hommage au Tour de France, il installe un piano au bord de la route, au bas du Tourmalet, et entonne La Marseillaise lors du passage des coureurs : « J’ai toujours été fasciné par ces chevaliers chevauchant les cols. On ne peut que remarquer la similitude qu’il y a à être assis devant un piano et sur un vélo. La selle, c’est le tabouret, le guidon le clavier. Avec ma morphologie, j’ai une position de cycliste quand je joue sur scène. C’est pour moi le symbole de la fuite du monde urbain. Il y a aussi le côté maso de la douleur et de la jouissance. Avant, je préparais mes concerts en rythme sur les sentiers, pendant les marathons ou à vélo. Le sport a été ma nourriture, ma survie, la compensation suprême, la manière de repousser l’objet de mon esclavage : l’apprentissage du piano. Maintenant, tout ça joue un rôle secondaire. Je rêve seulement d’avoir un bateau pour naviguer sur le lac dans le brouillard.« Agrippé à la statue de saint Georges qui surplombe le lac d’Annecy, en équilibre sur le toit de sa maison-châlet ou les yeux rivés sur sa longue-vue, Duchâble est de tout son corps porté vers les cimes. Balayant la vue magnifique, il commente : « Il n’y a pas un recoin, un sentier que je ne connaisse pas. Je suis un paysan. J’aime cueillir les cyclamens, scier du bois, me balader au bord du lac au clair de lune. En face, là-bas, vous voyez sur le massif des Aravis à 2 750 mètres ce qui sera ma tombe. Je ne veux pas être incinéré comme tout le monde. Je veux que mes liquides nourrissent la terre et que mes ossements soient conservés dans une urne. C’est un peu le côté narcissique de l’artiste. Les gens qui ne m’auront pas suffisamment aimé de mon vivant pourront venir me voir dans la montagne. L’indifférence chez les êtres m’assomme. J’aime les reliefs. Le minéral, le végétal et l’animal ont joué un rôle primordial chez moi.« Cette dimension, on la retrouve inscrite dans son répertoire : la Sonate Waldstein de Beethoven, expression épurée de la nature, les oeuvres de Liszt, tout ce qui fait référence à l’espace, au timbre, à l’architecture dans sa dimension non urbaine qui englobe le rythme lunaire, les étoiles, le cosmos. La pensée de Duchâble est cosmogonique, lui dirait géothermique ; elle privilégie la vie, ce qui va de l’avant en défiant la mort. Son approche musicale est aux antipodes de son discours, rempli de digressions. Elle est rectiligne, sans parenthèses ni détours, comme en témoigne son interprétation des Polonaises de Chopin. « Je ne suis pas là pour improviser un magma sonore. Comme les paraphrases de Liszt dont l’aspect sociologique n’a plus de raison d’être, je les interprète suivant les critères modernes du pianisme en gommant le côté salonnard et la virtuosité gratuite. L’atmosphère sonore est au service de l’architecture globale.« Duchâble est en harmonie avec Chopin et ce qu’il en fait, dans le droit sillage de Rubinstein, élimine à tout jamais les insupportables préjugés de « musique pour vieilles dames » qu’on s’est évertué à lui associer.
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François-René Duchâble, Liszt, Transcriptions et Paraphrases d’opéras (EMI)
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