Conçue par Okwui Enwezor, la Biennale de Venise 2015 vient d’ouvrir ses portes. D’assez faible intensité, elle documente cependant l’évolution d’une planète artistique en train de sortir du postcolonialisme. Un appel d’air bienvenu qui devrait persister.
Avec ses illustres prédécesseurs, Harald Szeemann et Jean-Hubert Martin, le Nigérian Okwui Enwezor est l’un des rares commissaires d’exposition à avoir pu écrire une histoire à chapitres, via les rendez-vous internationaux que sont les biennales, Documenta et triennales, véritables jalons du grand récit de l’art contemporain. Aussi faut-il sans doute appréhender l’exposition internationale qu’il signe dans le cadre de la 56e édition de la Biennale de Venise, considérée par certains comme terne et même “ugly”, dans une perspective plus large : comme le troisième volet d’une trilogie.
Chargé en 2002 de la Documenta de Kassel, Enwezor confirmait, treize ans après l’exposition Magiciens de la Terre, la topographie désormais ouverte et globalisée du monde de l’art, et mettait en circulation dans le paysage et sur le marché international quantité d’artistes venus des pays dits émergents. Lors de la Triennale de Paris en 2012, il se livra cette fois à un vaste panorama d’artistes emblématiques d’une approche résolument postcoloniale, revisitant,tels des anthropologues, les archives et l’histoire de la décolonisation.
En 2015, à Venise, Enwezor entrevoit et entrouvre la porte de sortie hors du paradigme postcolonial. C’est un monde globalisé à l’extrême, tumultueux, gagné par un capitalisme violent, mais un monde plus ouvert que jamais et où tout circule en tous sens. Il faut donc peut-être prendre au mot et au sérieux le titre donné cette année à l’exposition internationale : All the World’s Futures, “Tous les futurs du monde”. Parler de futur, c’est en somme postuler l’idée que le monde qui advient, que le monde qui est là, “now” (qui est aussi le titre court comme une urgence que la cinéaste Chantal Akerman donne à son impressionnante installation immersive avec ses cinq écrans vidéo et sa bande-son chaotique), ne repose plus sur les paradigmes désormais anciens du “post” – postmodernisme, postcolonialisme… Et questionner, en creux, la pertinence du modèle même de la Biennale et de sa consœur l’Expo universelle qui a ouvert quelques jours plus tôt à Milan – deux formats hérités en droite ligne d’une époque coloniale aujourd’hui révolue.
Un regard vivant et contemporain porté sur l’Afrique
Le symptôme le plus évident de cet au-delà du postcolonialisme, c’est le regard vivant et contemporain porté sur l’Afrique, omniprésente dans toute la Biennale. Dans le pavillon belge, Vincent Meessen a le bon goût d’élargir l’invitation qui lui a été faite à d’autres artistes (notamment le Français Mathieu Abonnenc, qui signe également, au bout de l’Arsenal, le portrait d’une anthropologue partie sur les traces de la mission Dakar-Djibouti de Michel Leiris) et fait revivre au centre de l’arène l’histoire méconnue de la participation d’intellectuels congolais à l’Internationale situationniste. Sauf qu’ici, à mieux y regarder, il s’agit moins d’une session de rattrapage et d’un exercice de relecture historique que d’un tremplin pour une histoire contemporaine, plus complexe et moins binaire qu’on a bien voulu le croire.
Même chose à l’Arsenal, avec Carsten Höller et Måns Månsson, qui donnent du rythme et du beat à un parcours très écrit en début de course (avec un paysage martial hérissé des couteaux d’Adel Abdessemed ou des tronçonneuses noires de Monica Bonvicini), un peu morose par la suite, malgré un diptyque vidéo envoûtant dédié à la puissance de la scène musicale de Kinshasa. Dans ce film bégayant, Fara Fara, deux stars de la musique congolaise, Werrason et Koffi Olomidé, se livrent à une battle ou un “clash concert” après avoir chauffé la foule. Le jeune Algérien Massinissa Selmani, passé par les Beaux-Arts de Tours, prend lui le pouls de l’actualité avec ses dessins poétiques et parfois absurdes inspirés d’images de presse qui lui ont valu une mention spéciale du jury de la Biennale, tandis que le Tunisien Nidhal Chamekh passe littéralement au scanner les rêves et les cerveaux agités des martyrs islamistes.
Faire tomber les barrières
On est bien loin ici d’une Afrique fantôme, ou fantasme, du XXe siècle occidental, et encore plus des mythes et rituels du “continent noir”. Loin aussi d’une scène réduite à son africanité si l’on pense par exemple à la projection monumentale du réalisateur ghanéen John Akomfrah, qui promène sa caméra très National Geographic sur la planète entière et ses espèces en voie de disparition. Comme si, dans un futur proche qui nous tend déjà les bras, cette Afrique “entrée dans l’histoire” (n’en déplaise à monsieur Sarkozy) était devenue non seulement l’un des pôles d’attraction mais aussi l’un des points d’émission d’une nouvelle géoesthétique dynamique, branchée sur quantité de secteurs parallèles et interdépendants dont rendent d’ailleurs compte les petits herbiers de Taryn Simon présentés comme des tables de négociations miniatures.
Faire tomber les barrières, mais aussi les murs et les fenêtres, c’est également ce qui s’est passé dans nombre de pavillons nationaux au cœur des Giardini. Si le sous-texte semble ici plus écologique que politique, on notera toutefois la symbolique du dialogue entre le dehors et le dedans, l’endroit et l’envers, à travers l’implosion orchestrée par la Norvégienne Camille Norment, l’équation par le vide d’Heimo Zobernig au pavillon autrichien, la superbe montée des eaux en Technicolor imaginée par la Suissesse Pamela Rosenkranz ou la sortie d’un pavillon ouvert aux quatre vents rendue possible par les trois arbres mobiles du Français Céleste Boursier-Mougenot, dont l’intention louable est malheureusement ternie par une prouesse technique envahissante.
A cette perméabilité répondent enfin les figures hybrides et suturées que l’artiste d’origine vietnamienne Danh Vo, star incontestée de cette Biennale mais en version esthète plutôt que gros bonnet du marché, convoque au sein du pavillon danois comme dans l’exposition mystique, morbide et sublime qu’il orchestre à la Pointe de la Douane. Chez Danh Vo, comme chez ses hôtes (Jean-Luc Moulène, Hubert Duprat, Paul Thek et même Rodin dans une présentation inédite), il s’agit de mettre en contact étroit deux cultures, deux époques. Dans un tête-à-tête indémêlable, à l’image de cette Biennale fusionnelle et compacte comme une pelote de laine.
56e Biennale d’art contemporain de Venise jusqu’au 22 novembre, labiennale.org