“Mad Men” revient pour un dernier tour de piste, avec la deuxième moitié très attendue de cette septième et ultime saison. Pour la dernière fois, nous revenons sur épisode final de la série de AMC. Recap, 100% spoilers.
“Les gens vont et viennent comme ça et personne ne dit au revoir” ? Don Draper se plaint à la réceptionniste d’un centre de méditation où il a échoué au bord du Pacifique. Il ne retrouve pas la jeune femme qui l’a amené ici. Anna, la nièce de l’épouse du vrai Draper, l’homme dont il avait volé l’identité pendant la guerre de Corée, ne reviendra jamais. Mais comme toujours dans Mad Men, c’est d’autre chose dont il s’agit. La phrase est évidemment métaphorique. Cet appel à un au revoir en bonne et due forme est partagé, mondial même, au vu des torrents de commentaires – et de larmes ? – provoqués aux quatre coins du monde par l’ultime épisode de la série la plus marquante de ces dix dernières années.
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Cohérence, folie, émotion
Dire au revoir, mais comment ? D’abord, avec la plus grande fidélité à soi-même et aux spectateurs. Ce 92e et dernier volet de la création de Matthew Weiner, intitulé Person to Person, s’impose comme un épisode (presque) normal. A tous les personnages importants, il offre une sortie de scène nette et sans bavures, pas scolaire pour autant. Une manière d’envisager la fiction comme un art égalitaire, une multiplicité en actes.
La sortie la plus cohérente ? Celle de Joan. La rousse lance un nouveau business depuis chez elle, au prix du renoncement à un homme, Richard. Ce vieux beau à chemise hawaïenne ne rêvait que d’oisiveté tout en admirant le corps de sa belle, sous le soleil exactement. Contresens, monsieur. La Joan d’il y a sept ans aurait dit oui. Celle d’aujourd’hui a accompli sa mue et refuse de vivre seulement à moitié libérée.
Un penchant pour le soap opera, version chic
La sortie la plus jouissive ? Celle de Peggy. L’ex-protégée de Don trouve in extremis une issue à son surplace affectif, avec le barbu Stan, son collègue et accessoirement le seul garçon capable de lui dire qu’il y a peut-être autre chose dans la vie que le travail – il sait aussi qu’elle a abandonné son enfant. Leur déclaration d’amour en miroir a fait plaisir à toutes les midinettes, dont nous sommes, donnant aussi l’occasion à Mad Men d’assumer ses penchants pour le soap opera, en version chic.
La sortie la plus émouvante ? Celle de Betty. Oh, Betty, revenue d’entre les personnages morts et pourtant fauchée en plein vol. Le cancer qui ronge ses poumons a déjà subtilisé l’éclat de sa peau quand elle parle à Don assise sur son lit, telle une beauté fanée. Dans cette scène déchirante, le poids du temps passé et celui de la mort qui rôde s’impriment sur chaque mot. Seule une série peut accomplir une démonstration de profondeur dans ces proportions. Le dernier plan offert à la plus mémorable desperate housewife la montre telle qu’en elle-même, cigarette irréductible à la main, dans sa cuisine. Sally a pris sa relève momentanément et s’occupe de ses frères. Elle deviendra, on l’imagine, une tout autre femme que sa mère. Pour l’instant, c’est une adolescente précoce déjà frappée par la douleur et néanmoins habitée par la sagesse. A quoi rêve celle qui était une petite fille quand la série a commencé ?
Comme toutes grandes séries – et il n’y en a pas tant en cours de diffusion –, Mad Men a prélevé dans la chair de ses personnages des petits morceaux d’être. Elle les a cultivés patiemment, comme un laborantin met en culture des cellules, jusqu’à créer un nouvel organisme vivant parfaitement autonome. Plus personne ne viendra le nourrir.
Le sourire vide de Don
Don s’y est préparé. Il ne possède plus rien ou presque. Pas de maison, “no home”. Plus de voiture. A peine quelques fringues entassées dans un sac en plastique. Le vide a définitivement été fait autour de lui. Il n’est plus qu’un corps secoué dans le vent, soumis aux émotions brutales et aux éléments. Depuis le milieu de l’épisode 12, il n’a eu aucun contact physique avec les autres piliers de la série, se contentant de leur parler au téléphone. Ce risque assez énorme, Matthew Weiner l’a assumé jusqu’au bout, laissant son héros traverser les Etats-Unis sur les traces de Kerouac pour arriver à Big Sur, en Californie, avec vue sur l’océan. De là, il parle à Peggy, lui tirant des larmes pures en dressant un bilan amer de sa vie: “J’ai pris le nom d’un autre et je n’en ai rien fait.”
Recroquevillé sur lui-même, comme tétanisé, Don explique qu’il ne peut “plus bouger” quand la responsable du centre de méditation tente de le faire participer à une thérapie de groupe. Il finira par y aller. Un peu plus tôt, à New York, son ex-secrétaire avait demandé à Roger s’il était mort. Réponse négative. Don n’est pas mort. “C’est un survivant”, dit même Stan à son propos. Peut-on être plus clair ? Le générique était une fausse piste. La série ne se termine pas sur l’impact de sa chute, plutôt sur une forme d’élévation – cet épisode final est même, étrangement, l’un des plus lumineux de tous. A sa manière, le héros de Mad Men a réussi à ne pas toucher le sol, à rebondir et à se transformer, même minimalement. En acceptant que Don Draper et Dick Whitman (son nom de naissance) cohabitent.
Victoire par relâchement
Tout le chemin de la série l’a mené là, depuis ses premières confessions dans la scène du Carrousel (saison 1) en passant par le moment décisif où il a conduit ses enfants devant la maison de son enfance, un bordel (saison 6), jusqu’aux premiers épisodes de cette saison finale inoubliable. « Je suis retraité », dit maintenant l’ex-star de Madison Avenue. Retraité de la pub ? A voir. Retraité du temps où il n’était que mensonges et dissimulations, c’est certain.
Il peut s’avancer vers la scène finale. Mais pas tout de suite. Dans un détour dont Mad Men a le secret, il participe finalement à la séance de thérapie de groupe à laquelle il refusait d’aller. On s’attend à ce qu’il prenne la parole et vide son sac. Ce n’est pas le cas. Un type tout ce qu’il y a de plus commun le devance, et provoque en lui une émotion fraternelle considérable. Ce garçon sans qualités ne se sent pas aimé ni même regardé par ses proches – il avoue qu’il devrait peut-être capter leurs signaux d’affection mais n’y parvient pas. Touché au cœur par ce récit, Don s’effondre dans ses bras. Pour une fois, ce n’est pas lui qui a prononcé le speech qui tue. Il n’a fait qu’écouter. En soi, c’est une victoire par relâchement. Après avoir pleuré, Don peut maintenant sourire, les yeux fermés, dans une forme de plénitude par le vide.
The Real Thing
Une libération. C’est le sens dernier plan sur son visage en voie de mutation heureuse. Mais ce n’est pas encore le dernier plan de la série, nuance. En choisissant de terminer Mad Men par une collusion de son univers enfin apaisé avec une image exogène (en l’occurrence la plus célèbre publicité Coca Cola de l’histoire, diffusée en 1971), Matthew Weiner reste fidèle à sa réputation d’homme brillant et retors.
Des hommes et de femmes en tenues post-hippie tiennent des bouteilles de Coca à la main, chantant leur joie calibrée par le capitalisme triomphant et l’œcuménisme made in the USA. Que signifie cette imprévisible saillie qui vient couper net l’élan contemplatif de Don ? L’effet de montage est déstabilisant, dans le bon sens du terme. Il fera probablement parler pendant des mois, voire des années. Faut-il y voir un retour paradoxal au réel (le slogan de Coca est : “It’s the Real Thing”) pour rappeler que le monde est soumis aux illusions consuméristes ? Cela ne suffit pas tout à fait. Bien sûr, Don a probablement conçu cette publicité, même si rien ne le prouve. Peut-être l’imagine-t-il déjà quand il ferme les yeux. Mais ces images sont comme un scanner en direct de son intimité, comme l’étaient ses publicités pour Lucky Strike, Kodak ou Samsonite à d’autres moments de la série. Don a toujours mis son âme dans les mirages qu’il vendait.
Dans le premier épisode, le héros de Mad Men faisait la leçon à l’une de ses maitresses:
« Ce que tu appelles l’amour a été inventé par des gars comme moi pour vendre des bas nylons. On nait seul et on meurt seul. Le monde nous balance tout un tas de règles pour nous faire oublier ça. Mais moi je n’oublie jamais. Je vis comme s’il n’y avait pas de lendemain – car il n’y en a pas ».
Sept saisons plus tard, apprend-on que le bonheur moderne a été inventé par des hommes comme Don pour vendre une boisson à bulles ? C’est possible. Mais Mad Men, série cruelle et acérée sur le patriarcat et l’(im)uissance américaine, ne nous balance pas subitement au visage sans distance ce qu’elle a si radicalement autopsié et souvent mis en pièces. Elle n’oppose pas non plus la sincérité de son héros à son possible cynisme. Le lendemain, maintenant, Don Draper y croit vraiment, et c’est déjà un pas de géant.
Mad Men saison finale. Sur Canal+ séries mardi 19 mai à 21 h 30. Le jeudi à 22h55 sur Canal+.
Remerciements à Oriane Hurard.
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