Une époustouflante révélation bretonne, qui réconcilie le rock et le français. De force.
Grâce à Christophe Miossec, cette redécouverte : le sang des chansons se nourrit de mots. Des mots ingrats, aux gueules de teignes, qui se fritent en permanence. Sans politesse, sans perte de temps ce qui nous préserve des bavardages sans fin, des monologues liquides et des postillons, mais pas des gifles ni des crachats. Elle est étonnante, la langue de chez nous, quand elle perd ainsi le goût des alexandrins. Quand elle est prise de haut-le-coeur, secouée par l’envie de donner et de recevoir des coups. Quand on la libère de l’emprise et du fouet des grands dompteurs de vocabulaire et perd ses manières d’animal dressé, ses acrobaties serviles. Enfin abrasive, anguleuse, incommode. C’est sûrement la plus belle prouesse de Miossec : avoir rendu la liberté aux mots tout en leur confisquant leur insouciance. Boire, d’ailleurs, ressemble moins à une délivrance qu’à une évasion : dans ce disque, la parole se désenchaîne et perd définitivement toute chance d’être innocente. Dans sa cavale, Miossec entraîne une poignée de mauvaises pensées longtemps restées dans l’ombre, jamais sorties de taule, qui ont le teint hâve, le coeur affamé et la gâchette sensible. Musicalement, on comptera juste quelques complices : des guitares, souvent acoustiques, qui impriment la cadence, nerveuses et sans détours. Une rythmique discrète, souvent absente, même pas de batterie pour soutenir ces chansons et cette voix qui avancent à la mesure de leur propre exaspération. Quelquefois des violons titubants ou un piano heurté, qui rejoignent cette échappée acharnée et sans issue. C’est tout et c’est suffisant. Boire baigne ainsi dans les effluves d’une ivresse qui ressemble moins à une orgie des sens qu’à un implacable désert de la soif. Avec des mirages pour tout bonheur, des souvenirs de carnage comme seule mémoire, le désir qui ronge et l’alcool qui brûle comme derniers compagnons : « Toute la nuit bière sur bière/A la recherche d’un animal/Qui se laisserait faire/Pour qui ce serait égal /D’avoir un homme droit et fier/Ou un qui s’étale/Et qui jure contre la terre/ Et la mer et les étoiles. » Dans le monde souvent sans odeur de la chanson, jamais cette impérieuse envie de salissure et de dégringolade n’aura paru aussi familière à ceux qui éprouvent à la fois un certain goût pour la profondeur des soirs et un profond dégoût d’eux-mêmes. Peut-être Miossec, comme tant d’autres, a-t-il cru un moment à la dignité des hommes et à la majesté des sentiments ce catalogue d’idées farfelues, dont on vient assez vite à bout, dont on revient, à force de traîner derrière soi la longue frustration des nuits, l’humiliante répétition des jours. « Tout recommence/Mais rien ne se répare/Quand les coeurs sont en faïence/C’est foutu, c’est trop tard » : chacun sait bien, après ça, ce que vaut la peau d’un homme. On fait vite le calcul. A coups de soustractions, encore et toujours des soustractions. Au bout du compte, il ne reste pas grand-chose. Il reste à trinquer à la santé de Boire, composé à Brest, au niveau de la mer. C’est là, de tout en bas, que la vue est finalement la plus belle.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}