l’amour à mort
CRAVE (MANQUE) de Sarah Kane, mise en scène de Jean-Marie Patte, à Paris
Dans Crave, la dernière pièce écrite avant son suicide, Sarah Kane parle de douleur, de peur et de désir d’amour.
Jean-Marie Patte monte très rarement d’autres textes que les siens. Pourtant, nul doute que sa volonté de travailler avec quatre jeunes comédiens, issus du Conservatoire d’art dramatique ou du Jeune Théâtre national, n’est pas sans rapport avec ce qui irrigue souterrainement son écriture et son travail de mise en scène : la transmission et, de façon plus précise, la filiation. Sa dernière pièce s’intitulait Mes fils.
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En se jetant dans l’univers de Sarah Kane, jeune auteur dramatique qui s’est donné la mort en février 1999, il abandonne toute velléité de dire sa vérité pour laisser affleurer les mouvements de fond de l’écriture de Crave, dont seule l’écume nous est parvenue, ce ressac du besoin de vivre, privé d’horizon, englouti par l’enlisement des jours identiques.
Cette pièce, la dernière des quatre écrites par Sarah Kane, ne comporte pas de personnages, ni de didascalies indiquant lieux, temps ou actions. Quatre voix, distinguées par des lettres (A, B, C et M) lancent leurs messages sans que l’on ne sache jamais s’il leur arrive de se répondre ou de s’entendre. On écoute la douleur (d’être mal aimé, victime d’inceste, de violences sexuelles, de solitude), la peur (de la dépression, du suicide, de l’abandon, de la mort) et le désir d’amour frustré, inassouvi, mal traité, vécu dans le manque. Mais comment structurer et représenter ce sentiment omniprésent que Patte compare à « une masse d’amour informe et qui n’est pas adressée à quelqu’un en particulier » ? Comment définir une ligne de jeu à partir du texte ? Et d’abord, comment aborder ces appels à l’aide qui se dissolvent sans avoir atteint son interlocuteur ? Comment venir à bout de ce désespoir anonyme ? « J’ai lu Crave comme une partition de musique moderne. J’ai fait beaucoup de chœurs dans ma jeunesse et c’est cette attitude que j’ai choisie : prendre le texte comme une partition à déchiffrer et à exécuter, mais pas à interpréter. » Fort bien. Comment font les acteurs pour interpréter ces paroles sans jouer un personnage, sans se répondre, donc sans se parler ? L’indifférenciation de ces voix peut-elle être transgressée ? Quel cheminement intérieur leur permet de garder le cap de leur désespérance ? Surtout quand on apprend que les garçons alternent leurs rôles de soir en soir… Avec une bonne dose de malice, Jean-Marie Patte nous apprend cette loi simple de la concentration : au lieu de rester sous l’emprise permanente du texte, les acteurs ont de quoi s’occuper sur scène. Des dizaines de veilleuses sont allumées puis disposées sur toute l’étendue du plateau, dessinant des constellations qui prennent le visage du manque, les traits figés de ses désirs frustrés et des violences subies comme les lignes brisées des amours désossées. Cette double concentration, qui fonctionne en parallèle, permet d’entendre la note tenue de chacune des voix par la grâce d’une action simple et lumineuse, comme la trace clignotante et vacillante de la désintégration d’un esprit dont Crave, uvre testamentaire, rend compte, sans nul aveuglement.
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