Cannes rend cette année hommage à la mère (qui figure en majesté sur l’affiche officielle), la fille est présidente du jury d’Un certain regard. Ingrid Bergman et Isabella Rossellini, deux vies marquées par les passions amoureuses et artistiques. Deux destins qui se ressemblent et s’entrecroisent par-delà l’Atlantique, entre Europe et Amérique.
C’est une histoire de famille, donc de complexe d’Œdipe ou d’Electre, sans doute aussi. Tout commence comme dans un rêve américain, par une traversée de l’Atlantique d’est en ouest. En 1939, une jeune actrice suédoise de 24 ans, qui a déjà sept ans de carrière derrière elle, est repérée par un grand producteur américain, David O. Selznick (Autant en emporte le vent, notamment, c’est lui). Il va la faire monter au firmament d’Hollywood en quelques films. Dont trois réalisés par Alfred Hitchcock : La Maison du Dr Edwardes, le génial Les Enchaînés avec Cary Grant et Les Amants du Capricorne. Et puis surtout le mythique Casablanca de Michael Curtiz, avec Humphrey Bogart. On la voit aussi dans Pour qui sonne le glas de Sam Wood, avec Gary Cooper, d’après Hemingway, Hantise de Cukor (qui lui vaut son premier oscar), Jeanne d’Arc de Victor Fleming.
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Comme dans un film
Ça continue comme dans un film : un jour, en 1948, alors qu’elle sort d’un tournage un peu difficile avec Hitchcock (Les Amants du capricorne), la star, qui a alors une liaison cachée avec le photographe Robert Capa, entre dans un cinéma de New York, voit un film italien fauché (donc rien), en ressort subjuguée et décide d’écrire à son réalisateur pour lui proposer ses services. Elle écrit (texte resté célèbre) :
« Cher M. Rossellini, j’ai vu vos films Rome, ville ouverte et Païsa, et les ai beaucoup appréciés. Si vous avez besoin d’une actrice suédoise qui parle très bien anglais, qui n’a pas oublié son allemand, qui n’est pas très compréhensible en français, et qui en italien ne sait dire que “ti amo”, alors je suis prête à venir faire un film avec vous.
Ingrid Bergman »
Lui, ce Roberto Rossellini, est un peu la caricature italienne du bourgeois romain : la quarantaine un peu molle, nonchalante, voire feignante. Jusqu’à la fin de ses jours, il travaillera et donnera tous ses coups de téléphone de son lit, un de ses sept enfants, nés de trois lits différents, lové contre lui, pareil à une “truie allaitant ses petits” (l’image est de sa propre fille Isabella, qui reviendra souvent sur l’image de ce père-ventre maternel). Il explique même, non sans humour, que la différence entre la civilisation grecque et la civilisation romaine est visible dans leur sculpture. Dans la statuaire romaine, les personnages s’appuient toujours sur quelque chose. Pas chez les Grecs. Conclusion : la force de l’Empire romain, c’était la paresse…
On a dit à Rossellini qu’il venait de fonder le néo-réalisme
En même temps, Rossellini est tout le temps survolté, amoureux des voitures puissantes (il fera un jour, dans les années 50, donc sans autoroute, Paris-Rome en moins d’une journée…), instable (il prend un peu de coke), fourmillant de dix mille idées de films par jour, posant des lapins, prêt à arnaquer tout le monde, surtout les Américains pleins de fric qui colonisent l’Europe y compris son cinéma. Il vit avec la plus grande actrice italienne, Anna Magnani, une passion dévorante et délirante. Elle est jalouse, a de très bonnes raisons de l’être, ils se disputent, elle le bombarde d’oranges ou lui renverse des plats de spaghettis sur la tête dans les restaurants, elle feint même un jour de vouloir l’écraser avec sa propre voiture, puis éclate de rire (le rire à pleine dents de la Magnani !) quand elle le voit blanc de peur, etc.
Mais il aime ça, elle l’amuse… Pendant le tournage d’Allemagne, année zéro, dans l’immédiat après-guerre, il fait souvent l’aller-retour entre Berlin et Rome pour aller la retrouver. Après avoir tourné quelques films édifiants sous le fascisme, Rossellini a réalisé avec des bouts de chandelles deux films qui ont séduit toute la critique européenne : Rome, ville ouverte et Païsa. On lui a dit qu’il venait de fonder le néo-réalisme, avec bientôt Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, La terre tremble de Luchino Visconti, les scénaristes Cesare Zavattini et Sergio Amidei.
Le réalisme, pour Rossellini, est une recherche de la vérité. C’est échapper aux lois traditionnelles du récit. C’est créer un personnage dans son aspect social, le plonger dans son temps, et voir ce qui en découle naturellement. C’est ce qu’il a fait dans Rome, ville ouverte, en filmant la fin de l’Occupation allemande au cœur de la ville éternelle, en suivant un résistant qu’on torture, une femme (c’est Magnani) qu’un soldat nazi abat sous les yeux de ses enfants parce qu’elle court derrière le camion qui emporte celui qu’elle aime, un prêtre qu’on va fusiller. Soit.
Ils vont tomber amoureux et marquer à jamais l’histoire du cinéma
A vrai dire, les théoriciens se battent encore aujourd’hui pour définir le néo-réalisme. Rossellini lui-même s’est souvent contredit – plus artiste instinctif que théoricien de sa propre cause. En attendant, il ne sait même pas qui est cette Ingrid Bergman (il ne va jamais au cinéma, il s’y endormira toute sa vie). Il se renseigne et, gros malin, comprend tout le parti qu’il peut en tirer. Alors il lui envoie une lettre sirupeuse à souhait (il sait parler aux femmes), et ils se rencontrent une première fois à Londres, presque en secret. Ils diront plus tard qu’ils ont chacun été surpris par la timidité de l’autre…
Ils vont tomber amoureux et marquer à jamais l’histoire du cinéma. Leur collaboration (pas seulement leurs amours, mais elles comptent aussi dans l’affaire) va symboliser, concentrer à elle seule la naissance du cinéma moderne – Rossellini a eu d’illustres prédécesseurs (Pagnol, le Renoir de Toni ?), mais aucun d’entre eux n’a à ce point fait date. On dit arbitrairement et pour simplifier que la Renaissance naît au moment de la découverte de l’Amérique par Colomb en 1492, le cinéma moderne naît avec Stromboli et Voyage en Italie. Point.
Première pause : Ingrid Bergman n’est pas une intellectuelle, mais elle possède un instinct d’artiste assez impressionnant. Comme Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve trente ans plus tard, et dans d’autres circonstances, elle n’a peur de rien. Elle a tout de suite perçu la nouveauté formelle et extraordinaire du cinéma de Rossellini, sa fraîcheur, sa vérité. Elle sait qu’elle désire participer à ce cinéma-là.
Mais revenir en Europe où elle est née, vivre une aventure amoureuse dans le péché (elle et Rossellini sont chacun mariés et le divorce n’existe pas en Italie), c’est non seulement le scandale assuré, mais aussi le risque d’une rupture définitive avec Hollywood, donc de la déchéance économique – orpheline de ses deux parents à l’âge de 13 ans, elle est issue d’un milieu plutôt modeste ou disons petit-bourgeois. Et elle connaîtra les deux : le rejet violent et puritain de l’industrie et de la population américaines, les paparazzis italiens qui ne vous lâchent jamais d’une semelle, les meubles que les huissiers viennent saisir quand Roberto a encore déconné avec ses créanciers.
Tout cela, la petite Isabella, l’une des deux jumelles qui vont naître des amours d’Ingrid et de Roberto au début des années 50 (il y aura aussi un petit frère, Roberto comme son père), le raconte dans un livre parfois très superficiel (ses démêlés contractuels d’égérie avec la marque Lancôme) et souvent très foldingue. Comme elle prend très tôt conscience du fait que la séparation à venir de ses parents tiendra aussi à une mésentente artistique.
Un océan de malaise
Car, dès Stromboli (1950), Rossellini profite de l’étrangeté de la star Bergman dans son cinéma et dans l’Italie en pleine déconfiture économique après la fin de l’ère fasciste.
Le film raconte l’histoire de Karin, une Lituanienne, enfermée dans un camp de personnes déplacées, qui accepte de se marier avec un soldat italien pour pouvoir retrouver sa liberté. Rossellini plonge Bergman, non sans une certaine cruauté, dans un océan de malaise, jouant sur le contraste entre la belle blonde de bonne famille et les pauvres pêcheurs de thons bruns de l’île de Stromboli, sa méconnaissance de l’italien. Karin, méprisée, prisonnière de cette île peu hospitalière, va connaître son chemin de Damas sur les pentes du volcan en fusion permanente.
Dans Europe 51 (1952), une riche bourgeoise, après le suicide de son enfant, cherche la rédemption au contact des miséreux. On finit par l’interner. Dans Voyage en Italie (1954), c’est un couple de Britanniques qui débarquent dans la région de Naples pour régler un héritage. Ils ne s’entendent plus. Ni George Sanders (qui détesta le tournage), le mari, ni Bergman ne semblent à l’aise, mais c’est bien ce que vivent leurs personnages, et c’est pour ça qu’ils sont sublimes. Ils ne trouveront la rédemption que dans le miracle d’une procession religieuse. Il y aura aussi La Peur, toujours en 1954, moins important.
Tous ces films sont des échecs auprès du public. Bergman est déçue, non seulement par ces échecs, mais par les films eux-mêmes, le fait même qu’elle a l’impression de ne pas jouer suffisamment.
Retour à Hollywood
Très attachée au fond à la dramaturgie du cinéma populaire, elle va peu à peu y revenir, s’éloignant de Rossellini, aveugle au moment historique auquel elle vient d’apporter sa pierre essentielle. En 1956, elle retourne à Hollywood, qui lui pardonne ses frasques passées (toujours la rédemption…), et remporte son deuxième Oscar grâce à Anastasia d’Anatole Litvak. Elle se consacre beaucoup au théâtre. Avant son dernier film, Sonate d’automne (1978), d’Ingmar Bergman, elle ne retournera aucun film important (même Elena et les hommes est loin d’être le meilleur film de Jean Renoir). Elle meurt en 1982, à Londres, d’un cancer du sein. Rossellini l’avait précédée en 1977, terrassé à Rome, de retour de Cannes où il avait été président du jury, par une crise cardiaque.
Isabella a vécu toute cette aventure de l’intérieur, comme si ce couple étrange était tout à fait normal. Elle assistera aux déchirements entre ses parents (Robert Badinter est l’avocat et l’ami de son père), aux guéguerres concernant la garde des enfants… Elle verra son père se remarier, avoir d’autres enfants (des demi-frères et sœurs indiens ou brésiliens), d’autres femmes encore, puis revenir vivre près de sa première épouse, Marcella de Marchis, qui le découvrira mourant dans son appartement ce jour de mai 1977. Isabella se sent la fille de son père, mais aime aussi sa mère. Mauvaise élève, elle se vit comme très différente de sa sœur jumelle, Isota Ingrid, qui deviendra une grande universitaire, notamment spécialiste de littérature médiévale.
Elle a hérité de la douce folie de son père et du côté obsessionnel de sa mère (qui ne supportait pas qu’un appartement ne soit pas parfaitement rangé et propre). Pour Isabella, comme elle l’écrit dans ses mémoires, sa vie a basculé quand son père est mort. Mannequin reconnue, considérée comme l’une des plus belles femmes du monde, elle fait la une des plus grands magazines de mode. Elle ressemble énormément à sa mère. Aime porter des costumes d’homme, jouer sur une androgynie dont sa mère, à la suite de Marlène Dietrich et Greta Garbo, deux autres grandes actrices européo-hollywoodiennes, savaient également jouer à l’occasion.
L’attrait de l’Amérique
Mais, très curieusement, comme sa mère également, bien qu’étant italienne (et adorant vivre à Paris), elle va se tourner vers l’Amérique, aller voir ce qui se passe de l’autre côté et y trouver l’amour avec… des réalisateurs de cinéma, et pas des moindres.
D’abord avec Martin Scorsese au début des années 80, qui l’épouse, puis David Lynch. Isabella a déjà tourné dans quelques films (notamment Le Pré des frères Taviani), mais elle va exploser dans le rôle de Dorothy Vallens, la chanteuse de boîte masochiste de Blue Velvet, où elle se montre nue et à nu, s’inspirant pour son rôle, comme elle l’explique, de la fameuse photo de Nick Ut représentant une petite fille vietnamienne courant nue sur une route, le dos brûlé par un bombardement américain au napalm.
Elle y a mis autre chose, de propre à sa vie : le souvenir d’un abus sexuel dont elle fut victime adolescente. Et peut-être aussi de cette scoliose terrible qui l’obligea, enfant, à vivre et à souffrir dans un cocon de plâtre… On la reverra chez Lynch dans Sailor et Lula, dans un rôle secondaire, affublée d’une perruque brun-blond et de faux sourcils rappelant ceux de Frida Kahlo… Quel besoin ont certains cinéastes d’enlaidir ou d’embarraser les actrices qu’ils aiment et désirent, parfois avec leur consentement un peu docile ?
Lynch la quitte. Elle vivra notamment une longue liaison avec l’acteur Gary Oldman. Abandonnée à quarante-deux ans par Lancôme qui la juge désormais trop vieille pour représenter la marque, elle a des enfants, dont un qu’elle adopte, qu’elle prénomme Roberto… Mais sa carrière ne s’arrête pas là. En 1992, elle est sublimement érotique et effrayante (l’un va avec l’autre) dans le rôle de la méchante de la comédie fantastique La mort vous va si bien de Robert Zemeckis, aux côtés de Bruce Willis, Meryl Steep et Goldie Hawn, dans sa robe au décolleté plus que plongeant.
On la voit (trop peu) aussi dans Nos funérailles d’Abel Ferrara, en 1996. En 2006, elle montre au festival de Rome un film co-réalisé avec le canadien Guy Maddin, où elle s’amuse à mettre en scène le ventre tant aimé de son père… Et puis, après de nombreux films mineurs, elle fait un retour remarquable dans Two Lovers de James Gray, en 2008, dans le rôle d’une mère juive, à la fois aimante et castratrice, qu’elle incarne à merveille, avec un mélange de malice, d’intelligence aiguë et d’amour maternel absolu.
Toujours entre l’Amérique et l’Europe, issue d’un couple en avance sur son temps, artistiquement (la modernité) et socialement (il inventa quasiment la famille recomposée), femme libre et indépendante, la voici aujourd’hui présidente du jury d’Un certain regard. Comme ce nom lui va bien : un certain regard. Celui d’une femme qui fut forgé à celui, exceptionnel, de ses deux parents.
Jean-Baptiste Morain
Les Aventures de Roberto Rossellini, de Tag Gallagher, éditions Léo Scheer, 2006.
Ma vie, d’Ingrid Bergman et Alan Burgess, Fayard, 1980
Quelque chose de moi, d’Isabella Rossellini, Nil éditions, 1999
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