L’un a grandi à Londres dans une famille indo-pakistanaise modeste et sans musique, l’autre dans une famille aisée de Bombay, où il a dévoré les instruments avec une cuillère d’argent. Le mouton noir et le virtuose ont fini par se croiser à Londres où, sous le nom de Badmarsh & Shri, ils inventent le groove le plus excité, pimenté et sophistiqué du moment sur Signs, nouvel album d’hindi-pop.
Ca ferait un joli générique à la Amicalement vôtre revu et corrigé par les studios de Bollywood. Shrikanth Sriram est un jeune indien de Bombay, issu d’une caste relativement aisée où l’enseignement de la musique fait partie des rudiments de base de l’éducation : Shri, encouragé par son père, lui-même sitariste amateur, et par sa mère, violoniste et chanteuse, apprend le maniement des tablas, dont il devient en quelques années un petit virtuose régionalement réputé.
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Pendant ce temps, dans le quartier de Hackney, dans l’Est londonien, Mohammed Akbar Ali, membre d’une famille indo-pakistanaise de onze enfants, entame un féroce bras de fer avec sa mère, qui le verrait bien embrasser une carrière de banquier à la City alors que lui ne jure que par la musique. Il hérite au passage de ce surnom maternel pas franchement aimable : Badmarsh, le « mouton noir ».
Parvenus à l’âge adulte, nos deux héros aux destins parallèles n’ont encore aucune chance de se croiser : Shri est désormais un multi-instrumentiste reconnu à l’échelle nationale et dont plusieurs vedettes occidentales faisant escale en Inde réclament le parrainage. Ainsi, il se retrouve à partager l’affiche avec Bon Jovi ou à accompagner Slash, le guitar-blaireau de Guns ‘N Roses, lors d’un passage de celui-ci à la télévision indienne.
Mohammed-Badmarsh, quant à lui, est allé à l’encontre des conseils familiaux : il écume les clubs londoniens où l’on commence à faire cas de l’asian culture et parvient en quelques mois à s’y forger un savoir-faire de DJ, le dancefloor étant en Angleterre la plus sûre plate-forme de mixité sociale et ethnique. Badmarsh fait tourner reggae, funk et chaloupes indiennes à la même vitesse effrénée, le pouls urbain s’accélérant un peu plus chaque saison pour atteindre une sorte de tachycardie rythmique qui ravage le paysage musical du milieu des années 90 : la drum’n’bass.
C’est ce moment que choisit Shri pour quitter l’Inde, d’abord pour un court séjour à Londres à la demande d’un metteur en scène de ballet contemporain qui lui commande une partition sur mesure. « Des journalistes ont entendu ces pièces d’avant-garde et m’ont conseillé d’appeler le musicien et producteur Nitin Sawhney. C’est comme ça que je me suis retrouvé plongé au c’ur de l’underground britannique, avec Nitin comme guide et conseiller. Quelques mois plus tard, je m’installais définitivement à Londres. »
Produit par Nitin Sawhney et naturellement accueilli par le label de celui-ci (Outcaste, la cellule qui figure aux avant-postes des promoteurs de la culture sud-asiatique en Angleterre), le premier album de Shri, Drum the bass, est publié au printemps 1997. Badmarsh, qui gravite en électron libre dans la sphère Outcaste (il est DJ résident du club qui s’est mué en label), est à l’époque béat d’admiration pour celui que l’on surnomme déjà le « Jaco Pastorius de Bombay », car la basse est désormais l’instrument privilégié de Shri. « Dans la tradition musicale indienne, la basse est un instrument très secondaire, quasiment ignoré, et j’en ai attrapé le virus au contact des groupes occidentaux que j’écoutais dans ma jeunesse, notamment des groupes de hard-rock comme Rush ou Iron Maiden. Quand j’ai commencé à faire des jams avec des musiciens à Londres, alors que je n’avais jamais entendu parler de hip-hop ou de techno, j’ai aussitôt su m’adapter à ces tempos-là. Je pense avoir été formaté à la naissance pour jouer de la basse (rires)… »
Dans la foulée de Drum the bass, Badmarsh et Shri se retrouvent à discuter de leurs ambitions respectives, l’un désirant tourner un peu moins en rond que ses platines, l’autre cherchant au contraire à descendre dans l’arène torride des clubs. « Pour nous deux, avance Badmarsh, ce fut la bonne rencontre au bon moment, nous étions parfaitement complémentaires. Pourtant, en ce qui me concerne, j’étais complètement tétanisé lors de nos premières discussions, je ne voyais pas très bien ce qu’un type de son niveau, avec un tel parcours, pouvait attendre d’un non-musicien comme moi. Il m’était arrivé, comme DJ, de sampler des disques sur lesquels Shri jouait. A partir de notre rencontre, il est devenu mon sampler humain. Je n’avais qu’à demander un son de flûte ou une ligne de basse, tout ce que je désirais, et il me le jouait aussitôt. »
L’improbable fusion de ces deux cerveaux différemment configurés ne tarde pas à provoquer des étincelles lorsque, aux rythmiques angulaires façonnées par Badmarsh, se frottent les formules savantes et magiques échappées des doigts de Shri. Dancing drums, leur premier album commun, en 1998, ne se contente pas de rafraîchir à la mode drum’n bass deux tubes anciens issus de la conjugaison du jerk et de la musique indienne : le Dancing drums d’Ananda Shankar et surtout Mathar de The Dave Pike Set dont une version un peu moins cassante que celle de Badmarsh & Shri obtient, sensiblement à la même époque, la faveur des radios sous le nom d’Indian vibes.
Essentiellement instrumental, leur premier album pose les fondations rigoureuses, solidifiées par l’insatiable désir de ses auteurs de repousser les habituelles frontières étriquées de la drum’n’bass pour lui faire voir du pays et lui en faire voir de toutes les couleurs.
Mais si Dancing drums était encore un disque de collure, une greffe admirablement prise entre deux individus ayant des racines communes mais des trajectoires contraires, le second album de Badmarsh & Shri, Signs, a aujourd’hui pour objectif de mettre en danger cet équilibre, de lui substituer une autre forme d’approche. « Avec le premier album, nous voulions montrer ce que nous étions capables de faire à deux, nos compétences respectives se superposant l’une à l’autre. Pour le second, nos rôles se sont mélangés, il n’y a plus de distinction DJ/musicien, chacun est intervenu dans le jardin de l’autre. La différence essentielle, cette fois, c’est la présence d’invités venus interpréter nos chansons. Le modèle que nous avions en tête, c’est Massive Attack, qui a contribué à bouleverser la conception du songwriting au cours des dix dernières années. » Signs reçoit ainsi la visite mouvementée de UK Apache (figure underground du Dancehall) ou celle, plus paisible, de Kathryn Williams, la révélation pop-folk de l’an dernier, surprenante lauréate du Mercury Prize pour l’album Little black numbers.
De l’artillerie drum’n’bass, Badmarsh & Shri ont conservé le strict minimum, alors qu’au fil des morceaux s’amoncellent des teintes et des variations rarement employées par les praticiens bornés du genre. Une section de cordes capturée à Bombay, notamment, enrubanne certains morceaux de ce velouté particulier qui faisait déjà des merveilles sur le Miracle de Bim Sherman, enregistré au même endroit. « Les cordes de Bombay sont très demandées car l’approche de la musique indienne est totalement différente de l’écriture occidentale. En Inde, seule la mélodie compte, alors qu’en Occident c’est l’harmonie qui prévaut. Il y a également une plus grande place laissée à l’improvisation, car la musique indienne n’est pas écrite à l’avance, seuls les thèmes le sont. C’est finalement plus proche du jazz, avec une grande part laissée à l’interprétation, à la subjectivité. »
Coïncidence du calendrier, alors que sort l’album de Badmarsh & Shri, leur label Outcaste largue sur le marché anglais deux bombes réjouissantes, les compilations Bollywood funk et Bollywood breaks, assemblages d’extraits de bandes originales de films indiens des années 60/70, qui dessinent une forme d’hindi-listening fabuleusement dansant et explosif. Shri, qui n’a jamais entendu parler de John Barry, note quand même une communion assez étroite entre « le type qui écrit les musiques de James Bond et les thèmes de films de Bollywood. Sans doute parce que ses cordes à lui sont plus mélodiques que celles couramment employées dans les films hollywoodiens. » La boucle est bouclée, comme est bouclée la filiation avec James Brown (Get up), et tout au long de Signs sont suspendus des ponts avec les foyers les plus ardents de la dance anglaise des dix dernières années : de l’ethno-techno au trip-hop langoureux des environs de Bristol, des fondations de l’asian-dub au jazz funky.
Ici, le beat n’est plus maître chez lui, il prend la forme sournoise d’un révélateur subliminal au lieu de marteler sa brutale présence en continu. « Nous sommes passés de la dance physique à la dance spirituelle, résume le jovial Shri. Notre premier disque était comme un petit film Art & essai tourné en super-8, celui-ci est une production digne d’Hollywood. Nous avions vraiment l’impression de faire un film, du casting jusqu’à la direction d’acteurs en passant par le repérage des meilleurs endroits pour obtenir exactement les ambiances que nous recherchions. »
Le dernier titre, Appa, un instrumental contemplatif que Shri a adapté d’un standard que son père jouait au sitar lorsqu’il était enfant, est un joli générique de fin (provisoire) pour les aventures de Badmarsh & Shri, nos Brett Sinclair et Danny Wilde hindi-pop. Vivement les prochains épisodes.
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Signs (Outcaste/Pias).
Compilations Bollywood funk et Bollywood breaks (Outcaste/Pias).
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