Avec « Chez soi », la journaliste et essayiste déconstruit les préjugés et fait de notre logis une base arrière nécessaire et salvatrice.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce livre ? Y avait-il au départ une volonté de réhabiliter les casaniers ?
Mona Chollet – Il y avait effectivement le fait que je me faisais régulièrement chambrer parce que j’avais besoin de passer beaucoup de temps à la maison sans rien faire de spécial, en tout cas, rien de très spectaculaire. Ces petites taquineries m’ont fait réfléchir, je me suis demandé pourquoi c’était si peu accepté, pourquoi est-ce qu’on présume qu’on s’y ennuie forcément, qu’on a si peu de ressources. Et puis il y a aussi ce sentiment de vivre une époque assez sombre dans laquelle il est difficile de trouver des lieux collectifs. Du coup, je ressentais ce besoin de repli sur la maison où l’on peut encore trouver des choses agréables et stimulantes. Je ne fais pas forcément ce constat de gaieté de cœur, mais puisque tel est le cas, autant prendre ce lieu à bras-le-corps et essayer de voir si les réflexions qu’il produit ne ramènent pas un peu aussi au collectif… La maison m’intéressait comme un lieu de cristallisation de choses personnelles, collectives et politiques…
Le “goût du confort” est très connoté, marqué du sceau de l’individualisme, de l’embourgeoisement, dans ce qu’ils ont de plus négatif… Comment vous appropriez-vous cette notion ?
Ça dépend de ce que l’on met dans la notion de confort, évidemment. Je ne m’inscris pas du tout dans un discours sur le lifestyle – grande machine à écouler des produits – tel qu’il est promu aujourd’hui. J’avais envie de parler des plaisirs de la maison sous une forme différente : pour moi, justement, c’est un lieu qui n’implique pas de consommer beaucoup pour être bien. C’est-à-dire qu’il faut juste un logement décent. Malheureusement, c’est quelque chose dont beaucoup de gens sont privés, ce qui fait aussi l’objet d’un chapitre.
Pour vous, un logement satisfaisant ne devrait pas être “une récompense” ou une finalité dans la vie mais plutôt un point de départ.
On est dans une société où, en gros, la réussite matérielle est ce que l’on peut imaginer comme but dans la vie ; du coup, avoir un logement agréable est considéré comme un point d’arrivée. Mais c’est un manque d’imagination terrible. Ce qui est intéressant aussi, c’est tout ce qu’il rend possible. Je cite l’exemple d’une petite fille qui vit dans un appartement insalubre et ne peut pas inviter ses amis à y faire leurs devoirs. Etre mal logé implique de ne pas pouvoir se développer en tant que personne avec les stimulations des autres, de ne pas pouvoir nouer des amitiés, ne pas pouvoir s’améliorer à l’école… Oui, je trouve frappant de voir tout ce que ça empêche. Et je trouve intéressant d’imaginer ce que serait une société dans laquelle ces moyens-là seraient donnés au départ.
Justement, vous évoquez la piste d’un service public du logement. De quoi s’agit-il ?
Le premier réflexe, c’est de penser à la propriété comme possibilité d’atteindre ce rêve d’un endroit à soi que l’on peut ensuite transmettre à ses enfants, etc. Mais on voit bien aujourd’hui que ça ne marche pas très bien : les crédits établis sur des périodes très longues bouffent complètement le budget quotidien et rendent très vulnérables aux accidents de la vie. C’est vrai que l’idée d’avoir un service public du logement n’est pas idiote. Je cite un appel d’intellectuels proches du Parti communiste qui date de 2001 et qui avance notamment que c’est une question de culture : on trouve aujourd’hui tout à fait normal d’avoir un service public de l’enseignement, pourquoi ce ne serait pas la même chose pour le logement ?
Vous comparez le paysage domestique à un paysage intérieur avec ses strates : il faut du temps pour l’explorer, s’y replonger et le conserver : certains en ont la possibilité, d’autres non…
Il me semble que c’est une dimension qu’on néglige un peu. Avoir un ancrage dans le monde et mettre en scène le fait qu’on s’inscrit dans une lignée, c’est un privilège des riches qui va au-delà du luxe ou d’un certain train de vie. C’est complètement refusé à plein d’autres catégories de population : les migrants, très souvent, les SDF, évidemment, mais aussi tous ceux qui concrètement sont obligés de vivre dans de petits espaces et doivent se séparer de beaucoup d’objets, de meubles… Ce sont des crève-cœur terribles. D’ailleurs, dans la promotion des micro-appartements comme solution à la crise du logement, il y a une réduction de l’espace de vie à sa pure logique fonctionnelle, excluant toute dimension muséale…
Vous notez aussi qu’aujourd’hui, c’est toujours sur les femmes que pèse le poids des tâches ménagères.
Ce qui est frappant, c’est qu’on continue à construire de belles images, à mettre en scène la femme au foyer comme si c’était la valorisation suprême. Alors c’est remis au goût du jour, dans les blogs, comme lifestyle, justement, mais concrètement ça revient toujours à conforter ce modèle incroyablement prégnant qui a pourtant deux siècles.
Contre la valorisation sociale du mouvement perpétuel, vous écrivez que pour habiter, il faut de l’espace mais aussi du temps, pouvoir s’extirper du carcan des horaires, ne rien faire. Est-ce que vous revendiquez un droit à la paresse ? C’est un mot qui a mauvaise presse mais qui est, depuis la fin du XIXe siècle avec Lafargue, une revendication révolutionnaire.
Je parlerais plutôt de lenteur, le fait de ne pas toujours rechercher l’efficacité… Chacun peut vérifier dans sa vie quotidienne qu’il n’y a plus d’obstacle à l’accélération. Et il est très dur de sortir de ce rapport à l’efficacité. J’entends beaucoup de gens dire qu’ils n’arrivent pas à rester plus de cinq minutes assis dans leur fauteuil… C’est comme si on avait désappris à ne rien faire, à ne pas être productif… Ce rapport au temps et à l’efficacité est une sorte d’envoûtement collectif. Pour moi, la maison est une invitation à s’en extirper. propos recueillis par Diane Lisarelli
Chez soi – Une odyssée de l’espace domestique (La Découverte), 250 pages, 17 €