A l’occasion de l’exposition que Beaubourg lui consacre, retour sur l’œuvre ambivalente de Le Corbusier, bâtisseur clé de son siècle dont il repensa la manière d’habiter et de construire.
L’héritage de Le Corbusier semblait digéré par les générations successives d’architectes depuis sa mort il y a cinquante ans. Cette digestion génère pourtant du reflux. Comme si la reconnaissance de son génie autorisait aussi le procès de ses angles morts : le comble pour un architecte. L’exposition que le Centre Pompidou lui consacre jusqu’au 3 août, les nombreuses publications d’essais autour de son travail offrent l’occasion de revisiter le cadre ambivalent de son œuvre, fragilisée par son versant idéologique : l’architecte, analyse Xavier de Jarcy dans son livre implacable Le Corbusier – Un fascisme français, flirta avec le fascisme dans les années 20 et 30 en rêvant d’un monde régénéré, viril et machiniste, guidé par les principes de hiérarchie et d’autorité.
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Si François Chaslin dans Un Corbusier relativise ce tropisme fasciste, la controverse agite les spécialistes depuis longtemps, par-delà ses choix esthétiques discutés, notamment son “désurbanisme inconscient” et le “caporalisme” de la fameuse Charte d’Athènes de 1933(à l’origine des grands ensembles des Trente Glorieuses), que l’historien de l’architecture Michel Ragon stigmatisait dès 1971. Marcel Duchamp parlait même de lui comme “un cas de ménopause masculine précoce sublimé en coït mental”. André Malraux rappelait le jour de ses funérailles dans la Cour carrée du Louvre le 1er septembre 1965, à propos de l’hostilité qu’il rencontra, “qu’aucun n’a signifié avec une telle force la révolution de l’architecture, parce qu’aucun n’a été si longtemps, si patiemment insulté”. Et ajoutait : “La gloire trouve dans l’outrage son suprême éclat, et cette gloire-là s’adressait à une œuvre plus qu’à une personne, qui s’y prêtait peu.”
“Je suis assujetti aux choses visuelles”
Comment s’y retrouver alors lorsqu’on ne possède pas soi-même le ventre d’un architecte ? En le lisant, en l’écoutant, en observant ses bâtiments. C’est à partir de ces trois principes méthodiquesque Juliette Cazanave a construit son documentaire diffusé sur Arte, Le Sièclede Le Corbusier, conçu à partir des mots exclusifs de l’architecte lui-même. Car l’homme aux lunettes rondes épaisseset aux cheveux méticuleusement gominés fut un vrai graphomane autant qu’un grand voyageur. Les quelque sept mille lettres écrites entre 1908 et 1965 à ses proches, sans compter ses carnets et ses journaux intimes, restent l’une de ses plus édifiantes réalisations : le signe d’une pensée toujours en éveil, en déploiement constant, qui avait besoin de la forme écrite pour donner sens à ses intuitions visuelles. “Je suis assujetti aux choses visuelles”, dit-il dans le film où résonnent sa voix et ses lettres lues, commela marque essentielle de son héritage.
Sans trop s’attarder sur ses penchants fascistes, mais sans les masquer non plus, le film progresse au fil de ses voyages qui inspirèrent sa créativité. Le Corbusier ne cessa de sillonner le monde, même si la Méditerranée et son cabanon de Roquebrune-Cap-Martin furent son antre privilégié. “Pendantun demi-siècle, c’est en train, en bateau, en zeppelin ou en avion qu’il l’a parcourupour jeter ses idées et ses slogans, tracer ses plans de villes et dresser ses édifices”, rappelle Jean-Louis Cohen dans son livre Le Corbusier – La planète comme chantier. “Visuel impénitent”, comme il se définissait lui-même, Le Corbusier arpentaitles rues et les places, son carnet à la main. Les images des montagnes suisses,où il bâtit, très jeune, sa première maison (à La Chaux-de-Fonds), des musées italiens, des monuments grecs, des campagnes indiennes, des faubourgs parisiens dessinent par leur effet de composition le cadre dans lequel il réinventa la pensée architecturale et urbanistique.
“Avec une caisse à savon, on fait un palais”
Dès 1923, il publie Vers une architecture, resté comme un livre de référence.Les points clés de son architecture nouvelle trouvent leur aboutissement formeldans la construction de la sublime Villa Savoye, à Poissy, en 1928 : les pilotis qui permettent la mise en place du plan libre ; la fenêtre en longueur qui s’insère de manière ininterrompue sur les façades ; le toit-jardin qui remplace les combles traditionnels ; le plan libre qui offre une totale liberté pour l’agencement intérieur ; la façade libre qui constitue une enveloppe indépendante de la structure.
“Avec une caisse à savon, on fait un palais”, suggère-t-il, convaincu que son sensde la géométrie confère une dimension spirituelle à ses bâtiments. Sa Cité radieuse à Marseille (la maison du “fada”, selon un critique américain de l’époque), sa chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp (Haute-Saône), son immeuble Molitor à Paris, ses bâtiments publics à Chandigarh en Inde, où il trouva son principal client étatique de l’après-guerre, forment les traces encore intactes de cette spiritualité formelle, traversée par le goût des lignes géométriques pures, opposée au “bric-à-brac” de l’esprit ornemental de son époque.
“On révolutionne en solutionnant, pas en révolutionnant”, disait-il aussi, comme si son statut de révolutionnaire souvent incompris se définissait à partir d’une ambition pratique issue de la modernité achevée : un fonctionnalisme associé aux nouvelles techniques de construction d’alors, le béton armé, les grandes surfaces vitrées, les huisseries métalliques… Comme le rappelle Juliette Cazanave dans son montage de mots habités et d’images hantées du Corbu en goguette face à la mer – où il disparutle 27 août 1965 –, le soleil, les espaces et les arbres définissaient son rêve d’harmonie : une harmonie qui selon lui avait “manquéà ce siècle”.
Le Siècle de Le Corbusier documentaire de Juliette Cazanave, mercredi 13 mai, 23 h 30, Arte
à lire Le Corbusier – La planète comme chantier de Jean-Louis Cohen (Textuel), 240 p., 35 €
Le Corbusier – Un fascisme français de Xavier de Jarcy (Albin Michel), 286 p., 19 €
Un Corbusier de François Chaslin (Seuil), 524 p., 24 €
Le Corbusier – Une froide vision du monde de Marc Perelman (Michalon), 255 p., 19 €
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