Une tendance se dégage de la sélection française au Festival : le cinéma “social”, reflet du monde tel que perçu par le prisme de l’actu, rassembleur et concret. Deux films, « La Tête haute » et « La Loi du marché », en sont l’illustration parfaite. Mais l’un s’en sort mieux que l’autre.
Sans préjuger de ce que dessinera l’ensemble de l’imposante sélection officielle française cuvée 2015, La Tête haute d’Emmanuelle Bercot (hors compétition) et La Loi du marché de Stéphane Brizé (en compétition) esquissent une certaine tendance de notre cinéma et des goûts ou critères du comité de sélection : primat du sujet dit “social”, reflet du monde tel qu’on le perçoit par le prisme de l’actu, style affirmé, présence de stars (Deneuve, Lindon), efficacité propre à rassembler le plus large public cinéphile possible, lisibilité claire et nette des films et de leurs propos, frères Dardenne (champions cannois incontestés) en ligne de mire plus ou moins revendiquée ou assumée. Autant de paramètres qui expliquent aussi peut-être pourquoi des artistes esthétiquement moins “efficaces” et aux préoccupations plus romanesques et intimistes (Philippe Garrel, Arnaud Desplechin, Bruno Podalydès…) n’ont pas passé le cut de la compète cette année. En attendant de savoir si Donzelli, Audiard et Nicloux infirment ou confirment cette première tendance, examinons de plus près ces deux premières salves.
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Au-delà de ce qui les rassemble, La Tête haute et La Loi du marché sont aussi des objets très différents. La Tête haute emboîte le parcours chaotique de Malony, enfant difficile, de 6 à 18 ans. Père envolé, mère-ado plus ou moins irresponsable, Malony est balloté de pensionnats en centres d’accueil, sous la coupe d’une juge pour enfants et d’un éducateur. Entre L’Enfance nue de Pialat et Le Gamin au vélo des frères Dardenne, La Tête haute dresse l’éternelle chronique des enfants en manque de parents, de repères
et d’amour. Le film ne manque pas de talent et de savoir-faire et vaut mieux que certaines ouvertures cannoises calamiteuses de récente mémoire (Grace, Fanfan la Tulipe, voire Gatsby…).
Rod Paradot, une bombe d’énergie et de violence au regard de fauve
Emmanuelle Bercot sait tenir l’intensité d’une scène et elle est bien servie par des acteurs irréprochables, à commencer par Rod Paradot, véritable bombe d’énergie et de violence au regard de fauve. Il est bien entouré par une Catherine Deneuve toujours aussi naturellement impériale, un Benoît Magimel élégamment abîmé, et une quasi-découverte, Diane Rouxel, sa presque jumelle au physique androgyne (Sara Forestier en revanche, dans un numéro de cagole à moitié cuite, en fait trop, comme si son personnage
de L’Esquive avait vieilli en une redite histrionique). Pour autant, c’est en voyant un tel film qu’on comprend pourquoi Pialat, Kechiche ou les Dardenne sont immenses, et ce qui les distingue de leurs suiveurs.
Il y a peu de mystère, d’incertitude ou de suspense dans La Tête haute, tout y semble (sur)écrit d’avance. Malony est une tête brûlée ingérable et le restera presque tout le film, jusqu’à une évolution subite et tardive dont les raisons sont assez téléphonées. Si Malony et sa famille sont limite irrécupérables, les représentants des institutions sont tous admirables, patients, compréhensifs (sauf quand Magimel, énervé, secoue physiquement Malony). On trouvera ici le même manichéisme entre les figures d’autorité impeccables et les mauvaises herbes que dans Polisse de Maïwenn, que Bercot avait coécrit.
Bercot en reste au niveau piéton de son constat
La réalisatrice semble avoir retenu seulement la part la plus évidente et superficielle des cinéastes dont elle s’inspire : les conflits hystérisés. Mais chez Pialat, la violence est parfois administrée glacialement, et n’en prend que plus de relief (comme dans la grande scène du retour du père à la table familiale dans A nos amours). Chez les Dardenne, le milieu social
des personnages est toujours élevé au niveau de la grande tragédie et de ses dilemmes moraux difficiles à trancher (on pourrait citer tous leurs films). Et chez Kechiche, les scènes de conflits sont poussées à un tel état d’intensité, d’abandon et d’épuisement qu’elles dépassent la simple performance pour entrer dans une dimension unique et propre à Kechiche.
Bercot en reste au niveau piéton de son constat et sur les rails de son scénar, malgré ses tentatives d’élévation avec la musique de Bach (contraste entre violence sociale et art noble emprunté ce coup-là à Kubrick). Elle a beau montrer ses muscles de cinéaste, certes parfois impressionnants, elle parvient rarement à dépasser le bougisme, l’effort “à la manière de”. Ajoutons que, sur le fond, le film est pour le moins discutable, jouant la paternité à 18 ans et sans emploi plutôt que l’avortement, c’est-à-dire le risque de reproduction problématique contre une avancée médicale, sociale et féministe.
Comme si un enfant était la solution miracle aux problèmes des jeunes adultes. Là encore, il faudrait revoir les films des Dardenne pour mesurer la complexe maïeutique scénaristique et filmique qui conduit à faire entrevoir un rai de lumière au bout d’un tunnel. Les films des Dardenne cheminent par mille détours et balancements dialectiques imprévisibles jusqu’à une issue ouverte qui est la résultante du trajet tortueux du film, alors que le film de Bercot fonce en ligne droite, sans surprise, avant virage artificiel en fin de parcours. Ainsi, malgré l’excellence de son casting et quelques scènes saisissantes, La Tête haute laisse un sentiment dominant de Pialat lyophilisé, de diet Kechiche, de Dardenne de contrefaçon.
Beaucoup de finesse, de dignité, de regard concret
Stéphane Brizé aussi traite un sujet qui pourrait provenir de la rubrique société des journaux et qui constitue un changement dans la filmo de
ce réalisateur connu jusque-là pour sa petite musique des sentiments (Je ne suis pas là pour être aimé, Mademoiselle Chambon…). Là où Bercot reproduit l’écume des Dardenne, Brizé s’approche de leur chair et de leur esprit, sans pour autant les imiter. La Loi du marché montre le quotidien de Thierry, chômeur quinqua de longue durée : ses rendez-vous à Pôle emploi, ses entretiens d’embauche par Skype, sa vie de famille avec son épouse et leur fils handicapé, puis son nouveau job de vigile dans un hypermarché… Ouh là !, enfant retardé, signal rouge alerte “chantage à l’émotion”. Eh bien pas du tout : il n’y aura finalement que deux scènes avec cet enfant, traitées de façon aussi sobrement comportementaliste que l’ensemble du film. Pas de lourdeur maladroite, d’insistance dégoulinante, mais au contraire beaucoup de finesse, de dignité, de regard concret qui n’en rajoute pas.
Cette tenue, cette précision laconique qui ne force jamais le regard du spectateur, Brizé la maintient tout du long d’un film où il semble diriger comme il respire, là où Bercot paraît souvent forcer le passage. La différence entre un film à l’estomac et un film au doigté. La Loi du marché est structuré en longs blocs sur le principe “une scène, une séquence”, souvent en plan-séquence. Ce parti pris permet de s’immerger dans la matière de chaque scène, que ce soit le dialogue de sourds avec l’employé de Pôle emploi, la négociation pour vendre une maison-caravane ou la discussion avec une caissière prise en flagrant délit de vol de coupons de réduction !
Outre la plongée dans le monde grisâtre du chômage et des boulots pourris, ces longs blocs séquentiels opèrent une dissection implacable des saloperies du libéralisme qui s’insinuent dans tous les rouages du quotidien, des relations humaines et du monde du travail. Rien de neuf, sans doute, mais on n’a jamais vu au cinéma le dialogue entre un homme et un ordinateur, soit entre un demandeur d’emploi et l’employeur qui a préféré l’entretien par Skype – en tout cas, on ne l’a jamais vu ainsi parce que Brizé a eu une idée aussi simple que géniale : filmer ce face-à-face de profil. Cela donne une scène aussi puissamment comique que tragique, qui a aussi le mérite de figurer parfaitement l’inhumanité des nouvelles techniques managériales. Ou comment une trouvaille de cinéma en dit plus long que mille thèses.
Tout passe avec une puissance qui fait oublier la technique
Il faut dire aussi que Brizé est parfaitement épaulé par des comédiens admirables. Il avait le sujet, la façon de le traiter, encore fallait-il l’incarner. Et, disons-le, Vincent Lindon est d’ores et déjà candidat au prix d’interprétation : sa tronche de prolo bonasse, son timbre rocailleux, son phrasé hésitant, son humilité, son humanité, tout cela passe avec une puissance qui fait oublier la technique. Il est de plus entouré de non-comédiens (la plupart jouant leur rôle) tous excellents, à tel point qu’on ne sait plus s’il faut féliciter les amateurs de s’être hissés au niveau de Lindon
ou le contraire. On se dit qu’il y a, là aussi, une justesse, une synchronicité heureuse entre le film, sa forme, son sujet et la façon dont il a été fabriqué.
Sans trahir l’issue de ces films, on remarque que La Tête haute et La Loi du marché se terminent par le même travelling arrière, précédant le personnage principal avant sa sortie du cadre. Dans le premier cas, une symbolique lourde inspirée de la liturgie chrétienne ; dans le second, l’expression laconique, purement gestuelle, spatiale et visuelle, d’un geste de révolte.
Si Bercot nous les brise, Brizé mérite bécot.
La Tête haute d’Emmanuelle Bercot (Sélection officielle, hors compétition), en salle le 13 mai ;
La Loi du marché de Stéphane Brizé (Sélection officielle, en compétition), en salle le 19 mai
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