Le jeune metteur en scène a été récompensé hier par le Molière du meilleur metteur en scène d’un spectacle de théâtre public pour son “Henry VI” d’une durée de dix-huit heures. Il revient sur son projet pharaonique et sur les enjeux du théâtre shakespearien aujourd’hui.
Tu repartiras en tournée à l’automne avec Henry VI, cela fait plus de deux ans et demi que tu tournes avec cette pièce, t’attendais-tu à un tel succès ?
Thomas Jolly – C’était imprévisible que la pièce soit plébiscitée à ce point. J’en suis très, très, très heureux. Cela fait cinq ans que je travaille sur cette pièce et il y a déjà eu environ une centaine de levers de rideau sur Henry VI. Au début, le scepticisme a été le premier rempart au projet, la première digue à franchir, parce qu’il est complètement hors normes à tous les niveaux. La politique culturelle française est très bien conçue mais elle met de côté un tas d’œuvres comme celle-ci, il y en a d’autres : Cromwell de Victor Hugo, Empereur et galiléen d’Ibsen, Le soulier de satin de Claudel, l’Odyssée, l’Iliade, Belle du seigneur… Tous ces objets sont mis de côté, pas parce qu’ils sont ratés, mais parce qu’économiquement, logistiquement, en terme de production et de présentation au public aussi, ces objets ne sont pas prévus dans la politique culturelle française.
Donc la première chose que l’on m’a dite c’est : “Fais des coupes, fais une version de trois-quatre heures ». Je ne voulais pas faire ça, pas par insolence ou par volonté de performance mais parce que si on coupe dans Henry VI on retire toute la substance qui me semble bien plus intéressante que cette histoire de surface qu’est la course à la couronne et la volonté de pouvoir. Pour moi, Henry VI est l’histoire d’un monde, d’un pays, qui se meurt. C’est cette réflexion-là que je voulais mettre à jour parce que c’est rare d’avoir l’histoire d’un pays entier dans une pièce, d’avoir cinquante ans d’histoire qui se déroulent devant nous en dix-huit heures. Si on coupe, si on retire des scènes qui n’ont l’air de rien, des scènes du petit peuple ou de personnages plus secondaires, on perd cet éclairage sur une société dégénérée.
Un des éléments frappants de la pièce est son côté « superproduction » avec les fumigènes, les lumières et le son qui permettent de rendre compte des batailles sanglantes qui jalonnent Henry VI. As-tu essayé de faire une réactualisation du théâtre tel que Shakespeare l’envisageait ?
Je nuancerai le côté superproduction puisqu’on a fait ce spectacle avec pas grand chose, par exemple la bataille de rouleaux de papier toilette et les costumes qui ne sont que de la récupération d’Emmaüs… Si Henry VI a coûté très cher cela vient du nombre important de comédiens, du temps que l’on a consacré à la construction de la pièce et du fait que j’ai toujours privilégié les salaires des gens sur les objets. Mais c’est vrai qu’avec peu de choses, on déploie une sorte de récit épique et spectaculaire. Je pense effectivement que Shakespeare a inventé ce type de représentation sur son tout petit théâtre. Shakespeare nous dit “Voilà, on ne sait pas se battre, nous ne somme que quinze mais il faut nous imaginer quinze mille. »
Avec ces procédés qui en appellent à la complicité du spectateur, on peut déployer un récit spectaculaire. Je pense que si Shakespeare était vivant aujourd’hui, ce serait une sorte de James Cameron ou de Peter Jackson, quelqu’un qui fait du très grand spectacle, à très grande échelle et très populaire.
La proximité avec le cinéma ou la série était-elle délibérée ?
Oui, j’étais assez content de me rendre compte que tout le monde a perçu le côté grand spectacle cinéma/série d’Henry VI. Quand j’ai découvert la pièce en 2004, j’ai regardé d’un trait la première saison de 24 heures chrono. Je n’en revenais pas de ce que je venais de voir et je me suis dis “Tiens, il y a quand même quelques procédés narratifs similaires”. Les séries télé ont pompé Shakespeare, il a inventé ce que l’on nommerait aujourd’hui le mainstream. Il l’a inventé premièrement car il avait besoin de manger puis, parce qu’à cette époque, le théâtre est un endroit où les gens sont debout, à ciel ouvert, dans des conditions parfois inconfortables. Il doit donc accrocher le spectateur avec des sagas, des coups de théâtre tous les quarts d’heure et un mort toutes les demi-heures.
De plus, l’époque élisabéthaine est une époque vraiment troublée, le Royaume-Uni sort de la guerre des Deux Roses, et c’est à ce moment-là que naît ce théâtre de héros, de récit épique. Je pense que dans une période troublée et sans repères, ce type d’œuvre fait du bien. Je crois qu’en ce moment, Henry VI en est un petit exemple, mais les succès des sagas comme le Seigneur des anneaux, Twilight, Star Wars, Harry Potter, en librairie ou au cinéma, ainsi que les séries télévisées, traduisent le fait que nous sommes nous aussi dans une période troublée et en friche. Nous ressentons le besoin d’avoir du récit au long souffle, de l’épopée. En politique, il n’y a plus de récit. Les personnages politiques aujourd’hui sont assez fades, peu importe les partis. Ils n’ont pas de discours – à part Christiane Taubira que je trouve éloquente.
Notre époque est perdue dans tout un tas de modèles épuisés et nous n’arrivons pas à en inventer de nouveaux. Nous tâtonnons donc de manière assez logique et nous retournons vers l’histoire, le récit. On a toujours l’impression que le théâtre est un supplément d’âme mais le théâtre commence quand notre maman ou notre papa nous raconte des histoires dans notre lit. A partir du moment où on commence à développer des histoires dans notre tête, on développe un goût pour ce besoin premier. Nous avons tous le goût de cela, a priori, donc c’est un besoin naturel de l’être humain. Après je ne suis pas sociologue, politologue ou philosophe mais il me semble qu’il y a des similitudes entre l’époque élisabéthaine et la nôtre.
Ta vision du théâtre est-elle politique ?
Le théâtre est politique ou il n’est pas théâtre. C’est l’art qui a été fondé pour la cité par la cité, dans la cité, l’art qui réunit les citoyens. Les citoyens étaient obligés par le pouvoir de s’y rendre. Le théâtre est donc intimement lié à la construction de la pensée et de l’esprit critique. Pour moi, il ne sert qu’à ça, à donner des outils pour penser. Dans tous les théâtres du monde, le rideau qui se lève nous rappelle que nous sommes tous au même endroit, au même moment. Cette notion-là est pour moi un début de solution au vent de division et de discrimination qui court en ce temps de friche. Et dire friche, c’est déjà être optimiste. Par contre, le théâtre ne doit pas nous dire quoi penser. Dans Henry VI, je ne développe pas de message politique qui serait le mien. Je dis simplement : Shakespeare pose cela sur la table, qu’en pensez-vous?
Au moment où Nicolas Sarkozy était au pouvoir, tu avais déclaré n’avoir pas connu la période bénie des années Lang et être en guerre pour réaliser tes projets, as-tu remarqué un changement depuis l’arrivée de François Hollande ?
C’est vrai que Jack Lang était un ministre qui avait une vraie ambition pour la culture. Tous les professeurs et les metteurs en scène avec qui j’ai travaillé ont eu la chance de commencer dans cette période bénie. Jack Lang est quelqu’un qui m’a fait. Je suis né dans les années 1980 avec la création de la fête de la Musique, l’accès au cinéma simplifié, les options artistiques au lycée… Je n’ai jamais déboursé un centime pour apprendre mon métier. Je suis un enfant du théâtre public. Avec l’arrivée de François Hollande, je n’ai pas vu beaucoup de changement par rapport à Nicolas Sarkozy. Je ne comprends pas pourquoi les hommes politiques ne font pas de la culture et de l’éducation les deux piliers de la société. La culture est d’utilité publique et c’est un travail de tous les instants. A la Piccola Familia, nous travaillons à notre échelle, avec des lycéens, des personnes de milieux ruraux,des publics dits isolés, en prison, dans les centres maternels. Je ne suis pas animateur social, je suis artiste mais j’ai l’impression qu’en tant qu’artiste j’ai une vocation sociale. Je le fais avec plaisir et conviction, non par obligation.
Pourrait-on dire que voir ton Henry VI est un peu comme regarder l’intégrale d’une série de dix-huit heures d’une traite ?
Oui, complètement. Il y a d’ailleurs plusieurs similitudes dans la structure du récit. L’acte de Cade, qui est un acte isolé dans la pièce, est un peu comme l’épisode un peu “chelou” qui se situe souvent au milieu d’une saison. Cet acte aère et rallonge le récit, et permet aussi de développer un nouvel aspect. Je pense que Shakespeare a là encore inventé quelque chose. Cet acte avec Cade est un acte de récréation et donne une nouvelle vision du peuple. On a l’impression qu’enfin le peuple se rebelle mais si on écoute bien, le peuple est à la fois héroïque et bête, manipulé par un trublion qui n’a aucune idée politique. A la fin, ils rentrent tous dans le rang et demandent pardon au roi mais le roi est tout aussi lamentable que Cade. Chez Shakespeare, il y a toujours cette ambivalence des personnages qui fait que leur part de bien et de mal est laissée au questionnement des spectateurs, c’est pour ça qu’il est et qu’il restera l’auteur le plus joué dans le monde.
Quelles libertés as-tu prises vis-à-vis du texte ?
Tout d’abord, il faut savoir ce dont il s’agit quand nous lisons Shakespeare en France, dans la Pléiade par exemple. Il y a tout d’abord des gens qui ont établi une version anglaise, c’est déjà un montage à partir des différents textes laissés par Shakespeare. Ensuite c’est une traduction vers le français qui change suivant les traducteurs. Donc les textes que l’on a de Shakespeare en France aujourd’hui sont passés par différents prismes, le dernier étant le mien. La première modification a été pratique, je n’avais pas suffisamment d’acteurs. J’en avais 21 et ce n’était toutefois pas assez donc j’ai effectué des réunions de personnages, de plusieurs ducs je n’en ai fait qu’un, j’ai interverti quelquefois le sens des scènes pour gagner en suspense, j’ai coupé deux scènes qui n’apportaient vraiment rien à l’action et puis j’ai corrigé toutes les erreurs parce que le texte de Shakespeare est bourré de fautes ; une fois X est le cousin d’Y, l’autre fois c’est son frère et l’autre fois son oncle ; ou X est parfois cardinal, des fois prêtre… Shakespeare était un poète, il a souvent remanié ses histoires. Je pense que Shakespeare était beaucoup moins respectueux de son texte que nous le sommes aujourd’hui. J’imagine qu’à l’époque il s’adaptait au nombre d’acteurs, aux circonstances de chaque représentation. Mes modifications ont été faites pour essayer de gagner en lisibilité et en clarté, qui étaient mes deux objectifs premiers, sachant que le matériau est à la base assez confus.
Ton rapport au cinéma semble tout de même très fort, est-ce que tu imagines un jour réaliser un film ?
C’est vrai qu’avec le DVD du spectacle, j’ai réalisé plusieurs choses liées à la question du cinéma. Au départ, j’avais refusé de réaliser une captation du spectacle, je considérais que c’était du théâtre, que ça se vivait en live et puis c’est tout. L’argument qui m’a convaincu, c’est qu’en même temps que nous jouions à Avignon, notre spectacle était rediffusé en live sur internet pendant 18 heures. Cette notion de live remettait d’un coup tout en question. Il y a eu environ 5 000 connexions pendant que nous jouions la pièce devant 600 personnes à Avignon. Cette idée de diffusion populaire du théâtre me plaît beaucoup. Nous avons travaillé avec les réalisateurs pour effectuer cette captation à Avignon. J’avais posé un cadre ; je voulais une grue, un fish-eye devant et des caméras à des endroits précis. La captation du DVD n’est pas un mélange de plusieurs représentations, les 18 heures du DVD sont les 18 heures de la deuxième représentation donnée à Avignon, sans retouche. Cela veut dire qu’il y a des scènes ratées, des choses qui ne marchent pas. Par contre, je me suis permis de retoucher le montage live qui avait été fait. Quand j’ai vu le résultat, j’ai redécouvert mon spectacle comme je ne l’avais jamais vu. Je n’avais jamais vu les acteurs comme cela, à ce point émus, à ce point vibrants au niveau de leur visage. J’avoue que j’ai découvert que la caméra créait un charme absolu et pénétrait au plus près de l’émotion des acteurs. Est-ce à dire que je vais faire du cinéma maintenant ? Je n’en sais rien. Cela m’intéresserait en tout cas beaucoup en tant qu’acteur.
Y a-t-il eu à un moment la tentation d’utiliser la vidéo dans Henry VI ?
Je n’ai jamais utilisé la vidéo. Peut-être que ça viendra mais à chaque fois que j’ai voulu utiliser la vidéo, j’ai trouvé un moyen plus artisanal et donc bien plus poétique de réaliser ce que je voulais. Par exemple, pour montrer l’arbre généalogique de Mortimer, je me suis dit qu’on allait devoir faire une vidéo avec une animation pour que le spectateur comprenne. En attendant d’avoir la vidéo, nous avons pris un bout de tissu, du scotch et un projecteur pour représenter l’arbre en ombres chinoises. Nous avons fini par l’utiliser pendant le spectacle.
En tant que spectateur, quels films apprécies-tu ?
Hélas, je vais peu au cinéma. Dernièrement, j’ai vu Mommy de Xavier Dolan que j’ai trouvé top, mis à part le côté clip. J’ai aimé la direction d’acteurs et l’insolence du format carré.
Tu sembles justement partager pas mal de choses avec ce réalisateur. Te sens-tu proche de sa démarche artistique ?
Je n’ai pas vu tous ses films, j’ai vu le premier, J’ai tué ma mère, et Mommy. Ce que nous avons en commun c’est que nous faisons ce que nous voulons, quand nous voulons, comme nous voulons sans attendre qu’on nous donne la permission, quitte à se démerder. Nous avons tous les deux la volonté à la fois d’une exigence artistique et d’un cinéma, un théâtre populaires. Ce n’est pas incompatible. Je crois aussi que nous sommes extrêmement liés à la “troupe” avec laquelle nous travaillons. Je ne serais rien sans les cinquante personnes qui m’entourent pour Henry VI.
Avec toutes les représentations que vous avez effectuées, Henry VI est-il devenu un spectacle rentable ?
Non, il ne l’est pas et ne le sera jamais. En tant que compagnie, nous sommes soutenus par des subventions publiques de la région Haute-Normandie, du département de la Seine-Maritime, de la ville de Rouen, de la Drac Haute-Normandie, du ministère de la Culture et par des coproducteurs (Rennes, Cherbourg, Perpignan, Evreux…). Cet argent nous donne un temps de travail et on a engagé des frais que l’on va essayer de récupérer avec la tournée mais nous n’aurons pas de bénéfices, ce n’est pas le but.
Quand Henry VI est programmé par les théâtres, c’est le choix de faire un événement qui ne sera pas rentable. Par contre, cela génère une rentabilité en termes de rapport humain, de partage avec le public, de poésie et d’échange avec le lieu qu’est le théâtre. Henry VI tourne dans des théâtres dans lesquels il se joue un vrai lieu de rassemblement et de vie. Quand des spectateurs restent dans une salle pendant 18 heures, ils s’emparent du lieu du théâtre. Un bonus du DVD montre les gens qui transforment le théâtre d’Avignon en véritable camp. Je crois que les spectateurs doivent se réapproprier les théâtres et ne pas les considérer comme des bâtisses sombres et intimidantes. Il faut que le théâtre soit un endroit d’accueil. Y a-t-il un endroit sur terre aujourd’hui où 1 000 personnes se réunissent pendant 18 heures pour écouter de la poésie sortant de la bouche d’autres vivants ? C’est une chose inouïe que seul le théâtre peut générer. Je crois que dans cette spécificité-là ; le vivant avec le vivant, le temps, la poésie, le théâtre a de grandes et d’urgentes choses à mettre en place sur le vivre ensemble, le partage, la rencontre et le lien social, choses que ne peuvent pas produire des pièces d’une heure et demie. Dans Henry VI, les gens arrivent un peu effrayés à l’idée de passer 9 ou 18 heures dans un théâtre, il faut dans un premier temps les apprivoiser. Cela devient ensuite très beau lorsqu’on ne veut plus se quitter à la fin de la représentation.
D’ailleurs, à la fin du deuxième cycle d’Henry VI tu annonces la suite, c’est-à-dire Richard III. Vas-tu monter cette pièce et incarner le personnage principal puisque tu incarnes Richard dans Henry VI ?
Oui, c’est à l’étude. Ce n’était pas prévu tout de suite parce qu’après m’être rendu compte de la difficulté que j’avais eue à monter Henry VI, je me suis dit que Richard III attendrait 2018 ou 2019. Entretemps, je me suis mis à un nouveau projet. Mais j’ai réalisé que je n’avais pas de place dans ma tête et qu’il me fallait conclure cette affaire avec Shakespeare. Je me suis embarqué trop loin dans ma relation avec cet auteur pour pouvoir rompre à un moment donner et y revenir ensuite. Monter Richard III me semble évident, d’autant que ce n’est que le quatrième volet d’une même histoire et qu’elle n’a jamais été montée avec cette considération-là. On a monté Richard III pour son personnage : magnétique, méchant, manipulateur, mais c’est beaucoup plus intéressant et complexe que cela. C’est vraiment l’histoire de ce monde qui se poursuit, ce monde qui est mort, complètement dégénéré et qui permet l’éclosion d’un monstre. Ce n’est pas du tout la même chose. Je crois que Richard III au regard d’Henry VI est bien plus intéressant que celui que l’on voit d’habitude. Je pense que Richard est vraiment le produit d’une époque monstrueuse. La génération que l’on trouve dans Richard III, celle de Clarence, d’Edouard, de Richard, est née dans la guerre, elle n’a rien connu d’autre. Elle a été élevée pour venger, tuer. Elle n’a pour logique que le sang et la barbarie. Je crois également que monter Richard III à l’aune des élections de 2017 et dans le contexte d’une poussée du Front national est important. Dans les prochaines années, je vais m’atteler à poser sur la scène un monstre politique. Mais j’ai également d’autres projets, notamment avec le TNS où je suis artiste associé sous la direction de Stanislas Nordey.
En combien de temps penses-tu monter Richard III?
Richard, c’est facile, c’est 3-4 heures.
Henry VI se jouera à l’Odéon du 2 au 17 mai, puis le 20 juin à l’Opéra de Rouen avant de poursuivre à la rentrée à Caen, Châteauroux, Dunkerque et Angers. Vous pourrez trouver le spectacle en DVD ici.