La momie Piaf. Même remasterisée, pour les besoins d’un coffret, Piaf demeure une lumière noire éclairant angoisses et euphories. Pourquoi, trente-cinq ans après sa mort, tient-elle encore une place si considérable dans la sensibilité française ? Une grande dame. Ce qui, ramené à la chanson, signifie une petite bonne femme confrontée à de grands drames. […]
La momie Piaf. Même remasterisée, pour les besoins d’un coffret, Piaf demeure une lumière noire éclairant angoisses et euphories. Pourquoi, trente-cinq ans après sa mort, tient-elle encore une place si considérable dans la sensibilité française ?
Une grande dame. Ce qui, ramené à la chanson, signifie une petite bonne femme confrontée à de grands drames. Edith Piaf, c’est cette chanteuse que nos parents ont toujours connue en deuil et que nous avons toujours connue morte. Le genre de spectre qui vous traumatise une jeunesse, qui vous pousse à vous réfugier dans les bras étrangers les chanteurs anglo-saxons, de préférence en groupe pour échapper à son râle d’outre-tombe. Une tige de mauvaise herbe, les poings crispés dans les poches ou les mains tendues vers les lampions, ardent chardon perçant au milieu de scènes de music-hall trois fois trop vastes, plombée sous une lumière trop blanche : vivante, Piaf est effrayante. Morte, momifiée à la une de Paris-Match, c’est pire encore. Cocteau, qui eut la mauvaise idée de calancher le même jour qu’elle, le 10 octobre 63, avait célébré « cette terrible petite somnambule qui chante des rêves en l’air, au bord des toits ». On doit à cette somnambule quelques insomnies coriaces.
Telle qu’on l’entend encore, surgissant dans le crachin lo-fi des postes TSF, cette voix aigrelette refile en toute circonstance un blues sévère : même après remasterisation, cette pasteurisation digitale, elle charrie le même éboulis de cailloux aigus, impolis et griffus, qu’on dirait tombés d’une carrière qui n’a rien à voir avec les carrières d’artistes, de ce gros tas de pierres que les hommes ont à la place du coeur. Une voix de rossignol mazouté, ou d’hirondelle des faubourgs crasseux, crêpée d’encore plus noires étoffes que celles de Bessie Smith, Billie Holiday ou n’importe laquelle des grandes inspiratrices de pitié. Du coup, pour célébrer les 35 ans de la mort d’Edith la maudite, l’inconscient du marketing a encore frappé : le coffret La Vie en Piaf, qui répertorie en onze CD tous ses enregistrements pour Pathé, de 1946 à 63, ainsi que des récitals inédits et des raretés, ressemble à un tombeau. Un tombeau vertical (en fait, l’objet est censé représenter une penderie), comme le symbole d’une vie de droiture, jamais aplatie sous les coups du sort. Pourtant, côté sort, la vie d’Edith Piaf est un concentré d’infortunes, un nectar du malheur pour quelques joies furtives, conquises au forceps et lourdement payées au centuple. Le coffret-tombeau possède six faces : deux roses et quatre noires.
Edith Giovanna Gassion est née dans la rue. Pas dans une rue d’opérette comme le stadier belge Johnny Hallyday. Non, Edith est réellement née dans la rue, sous un bec de gaz rue de Belleville, le 19 décembre 1915. Ultime détail chaplinesque : c’est un gendarme qui recueille dans sa pèlerine les premières eaux et emmitoufle sous les yeux des parents la nouvelle bouche à nourrir. Du Zola en veux-tu en voilà : un père, Louis Gassion, contorsionniste sur les pavés de Paname, qui l’emploiera dès qu’elle saura se tenir droite pour tendre la sébile pendant ses numéros, en échange de quelques torgnoles versées comptant. Une mère, Anetta Maillard, poussant la goualante sous le pseudonyme de Line Marsa, artiste lyrique, qui abandonnera très tôt la gamine aux bras d’une grand-mère alcoolo et égrillarde. Enlevée par son père, le fardeau atterrit ensuite chez son autre grand-mère, cuisinière… dans une maison close en Normandie. La vie en rose ? A 5 ans, elle est à moitié aveugle et sera tirée des ténèbres de justesse, au bout de six mois passés avec un bandeau sur les yeux. Ça forge un caractère. Ado, elle chante dans des cafés miteux des histoires de femmes volages et de marins de passage auxquelles elle n’entrave rien. Puis elle comprend : elle est enceinte à 18 ans des oeuvres d’un dénommé Louis Dupont, sa fille Marcelle décède d’une méningite dans sa troisième année, alors que le couple a déjà implosé. Les plus complaisants mélos tournés avant-guerre n’alignent pas d’aussi pathétiques scénarios. Les chansons prétendument réalistes n’iront jamais forer aussi profond dans la misère humaine.
Quarante-huit ans durant, Piaf outrepassera ainsi malgré elle toutes les limites jusqu’où on estime pouvoir normalement s’aventurer pour faire pleurer dans les chaumières. Sa vie est un roman de gare sans eau de rose, dont ne subsistent que les épines, dans une reliure en peau de chagrin. Sous les feux de la rampe, celle qui avait débuté en bramant des petites historiettes pendant les spectacles de son bateleur de père connaîtra néanmoins une gloire internationale qui sera son seul baume, sa seule échappatoire au désastre. Par le premier homme qui lui propose un nid, le directeur du fameux cabaret Gerny’s Louis Leplée, elle est surnommée La Môme Piaf en raison de sa morphologie de moineau et parce que son chant est celui de la rue. Un chant du petit peuple que même la fréquentation des hautes sphères ou des planches mythiques du Carnegie Hall de New York au zénith de sa carrière ne cherchera jamais à ennoblir.
Piaf prend son envol professionnel au milieu des années 30, quand son « front de cire qui accroche la lumière », dixit encore Cocteau, se confond au son des flonflons avec un autre front non moins populaire. Elle chante L’Etranger ou Mon amant de la coloniale et laisse encore quelques plumes, trempe dans de sales bains : Leplée meurt assassiné et la rumeur accuse, à tort, certaines connaissances peu vertueuses de la môme Piaf, amie candide des mauvais garçons. Protégée par un nouveau mentor, Raymond Asso, un ancien légionnaire sentant bon le sable chaud, elle est consacrée vedette de l’avant-guerre sur les tréteaux de l’ABC, du Night-Club puis de L’Européen, cette fois sous le nom d’Edith Piaf. On retiendra de Piaf pendant la guerre qu’elle ne se couchera jamais devant l’occupant, sport national pratiqué par Chevalier et quelques sinistres gouailleurs du même tonneau. Elle est l’impératrice des populos, le Gavroche de la résistance, la voix des clochards et des taulards, des matelots et du Pauvre Nègre, fille du malheur comme il existe des filles de joie.
La grande carrière d’Edith Piaf, celle qui démarre en 46 sur les brisées des canons et s’achève en 63, une fois soldée la panade algérienne, c’est un moment de l’histoire de France qui exhale un fort mélange d’euphorie et d’angoisse, de mesquinerie poussiéreuse et d’éclate zazou, mélange dont elle aura su capturer chaque nuance. Elle, petite chose tragique, chante La Vie en rose comme pour exorciser un répertoire où ne planent généralement que corbeaux, vautours et mauvais augures, filles délaissées et hommes rustiques. Elle cherche l’amour fou, lui dédit même un hymne et le trouve en la virile personne du boxeur Marcel Cerdan, en 48. L’année d’après, Cerdan meurt en avion en allant la rejoindre à New York, ce qui fera dire à Françoise Giroud : « Elle n’a pas le goût du malheur, c’est le malheur qui a du goût pour elle. » La suite n’est qu’une longue agonie de deux septennats, où aux succès énormes La Foule, Milord, L’Homme à la moto, Mon manège à moi et tous les autres répondent les rudes sombrées dans l’alcool et la drogue, les surdoses de cortisone et les séjours aux urgences.
Icône des camés de Joplin à Buckley dont les airs les plus connus servent d’amuse-gueule dans les bals-musettes, Piaf demeure une héroïne romanesque insaisissable, la seule de ce calibre dans la chanson française. Que d’illégitimes couineuses du style Patricia Bécasse ou Laradasse Fabian veuillent à tout prix s’en réclamer, après tout, n’est qu’une cruauté de plus. Son oeuvre enregistrée, souvent grinçante comme un vieux manège, parfois agaçante toute cette gloriole de la Légion, quand même… , n’en est pas moins régulièrement éblouissante. Dans les années 50, notamment, lorsqu’elle enregistre aux Studios Capitol de New York Soudain une vallée, Avant nous, Les Amants d’un jour , l’air de Paris et les airs de Broadway se mêlent avec un bonheur qui la rend une dernière fois radieuse. Au cours des dernières années, un Non, je ne regrette rien fier et digne viendra clouer le bec des professionnels de l’apitoiement. Et Piaf peut alors se laisser mourir dans les cordes tissées pour elle par Francis Lai Le Droit d’aimer, Le Rendez-vous , sur des musiques étonnamment apaisées et généreuses.
Pour son dernier enregistrement, L’Homme de Berlin, que Piaf effectue pour cause de maladie à son domicile en avril 63, l’auteur Michèle Vendôme lui glisse cet adieu aux armes taillé sur mesure : « Ne me parlez pas de hasard, de ciel ni de fatalité, de prochains retours ni d’espoir, de destin ni d’éternité. »
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Edith Piaf La Vie en Piaf, coffret 11 CD, album simple et double (EMI).
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