Consumérisme, jeunisme et radicalisme : quelques indices pour une vision du pop comme caisse de résonance des avant-gardes.
Godard est l’artiste le plus pop. » Voix enlevée, ton pétillant. Depuis son bureau de Berkeley en Californie, l’écrivain et critique Greil Marcus secoue l’ordre tranquille des cases bien ordonnées de l’histoire de l’art. « Regardez tout ce qu’il a produit et à quel point ses films diffèrent les uns des autres. C’est un mouvement perpétuel. Il est contre son temps, mais avec son temps. Et au moment où il montre des signes de fatigue au début des années 70, il est victime d’un grave accident de moto. C’est un parfait résumé de l’époque. »
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Racontée par l’Américain, l’aventure du pop prend évidemment une tout autre tournure que son histoire officielle. Mais de quel pop parle-t-on ici ? En janvier 1957, dans une lettre adressée à ses amis architectes Peter et Alison Smithson, Richard Hamilton en élaborait une définition lapidaire et incantatoire :
« Populaire (conçu pour un grand public)
Ephémère (solution à court terme)
Consommable (facilement oublié)
Bon marché
Fabriqué en série
Jeune (destiné aux jeunes)
Spirituel
Erotique
Fantaisiste
Glamour
Lucratif. »
De cette première ébauche de proposition identitaire (pratiquement formulée comme un programme politique) se dégage encore une généreuse énergie à vouloir faire corps avec son époque. Au seuil des années 60 et de l’avènement de la « youth culture », le peintre britannique regarde l’art pop, style pictural émergent, comme un catalyseur des bouleversements sociaux en cours. Il n’est plus question ici d’ uvres ni de technique précise, mais bien de qualités sociales, d’humeurs intuitives et d’infiltrations du champ artistique par la mécanique économique.
Un art pensé comme un miroir social, contenant en germe une vaste et périlleuse question : symptomatique des mutations en cours, le pop art a-t-il à son tour généré sa propre culture ? Autrement dit, quels furent ses liens avec les avant-gardes de l’époque : sexuelles, politiques, littéraires, psychédéliques, urbaines ? Warhol tenta même d’en cerner les contours dans un ouvrage resté inédit en France, Popism. William Chamay, coordinateur d’un forum à venir au Centre Pompidou, évoque « un champ de force pop qui irrigue tous les domaines d’expression et lève les barrières ».
A y regarder de plus près, il semble bien pourtant qu’au gré des aléas d’une histoire souterraine aux temporalités complexes, le pop fonctionna par intermittence comme une caisse de résonance aux désirs de radicalité des autres champs. Un système « d’allers et retours permanents, selon Chamay, d’autant plus difficile à appréhender que le discours théorique autour du pop art est lâche ». Et de rappeler qu’avant de produire le Velvet Underground, Andy Warhol s’essaya brièvement au rock, en compagnie de Patty Oldenburg (la femme de Claes) et de LaMonte Young.
Vingt ans plus tard, le jeune tagueur Jean-Michel Basquiat croisera le chemin de la débutante Madonna, starlette montante des clubs de Manhattan. Histoires croisées d’un bout à l’autre de l’underground, qui se retrouve pourtant dans un même souhait de collusion entre l’art et la vie. Alors que la mobilisation contre la guerre du Viêtnam bat son plein dans les années 60, l’artiste Yayoi Kusama investit la rue new-yorkaise de ses happenings politiques. Et c’est avec Caroline de Bendern, future icône de Mai 68 (la fameuse photo de la femme au drapeau rouge, juchée sur les épaules d’un camarade), que le peintre Olivier Mosset se rend alors à la Factory.
L’avant-garde artistique croise aussi l’activisme politique. En 1967, c’est en compagnie de Rancillac, Martial Raysse, Jacques Monory, Erró et d’autres, que le critique d’art et écrivain Alain Jouffroy se rend à Cuba peindre un grand mural guévariste en hommage à la Révolution.
Dans un autre genre, l’homoérotisme des acteurs fétiches de Warhol trouve un écho grand public dans l’androgynie sensuelle affichée par Mick Jagger, annonciatrice badine d’une identité queer en gestation. Tandis que la dope qui fauche Edie Sedgwick, princesse warholienne en perdition, décime les pop-stars de la fin des 60’s (Jones, Morrison, Hendrix, Joplin), torture le Lou Reed de Metal machine music et hante le beau livre de Joan Didion sur la fin de l’utopie hippie, Slouching towards Bethleem. S’il y eut des lieux pop, la Factory argentée de Warhol en fut certainement l’un des n’uds convulsifs.
Figure beat, Allen Ginsberg croise le rock, Bruce Conner, représentant du junk art, collabore avec Janis Joplin, pour laquelle Michael McLure, autre poète beat, écrit des textes. De là à parler de l’existence d’une littérature pop, l’exercice devient cahoteux. « Peut-être que la littérature pop c’est Perec, Robbe-Grillet ou Ponge ? Je n’en suis pas sûr du tout, continue Chamay, on peut aussi émettre l’hypothèse inverse : ce serait Tom Wolfe et Hunter S. Thompson. Je n’ai pas la réponse. » Ou peut-être faut-il se tourner vers les textes de John Giorno et les cut-up réalisés par Gerard Malanga à partir de légendes de photos de mode prises dans les magazines.
Gérard Berréby, des éditions Allia, envisage plus frontalement la question : « Nous avons publié des livres de Nick Cohn, de Nick Tosches et de Greil Marcus : des écrivains, rock critics, qui, lorsqu’ils parlent de musique, s’intéressent à son contexte social et politique et remontent les arcanes transversaux de la culture. C’est ça, l’écriture pop. » Et quant à l’incontournable référence du genre, le flamboyant et érudit Greil Marcus, dont le Lipstick traces esquisse une histoire secrète du xxe siècle, « c’est un écrivain pop. Son style a modifié l’approche de toutes ces questions. Il a trouvé un ton. On ne peut pas parler d’une chose nouvelle avec une forme ancienne. »
Captation du pouls urbain, mécanisation du geste artistique : des indices pop scintillent aussi dans le champ du cinéma. William Klein filme Broadway by night et les délires stylés de la société de consommation dans Qui êtes-vous Polly Magoo ? Marc O recycle à sa manière le star-system dans les Idoles (avec Pierre Clémenti, Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon), tandis que Yoko Ono filme 365 paires de fesses, en gros plan et à la suite, dans N° 4 (Bottoms).
Traces de pop, insolentes et parmi tant d’autres, qui témoignent du brusque essor de la société de consommation. « Le pop est la culture vernaculaire du marché moderne » affirme Greil Marcus, qui va jusqu’à envisager le pop comme une entité en soi, un phénomène autonome. « C’est un phénomène de l’après-guerre. Le marché commence à dire des choses sur lui-même. L’idée de consommation devient érotique, romantique, secrète. Dès le milieu des années 50, le marché se met à produire pour les jeunes qui n’ont plus envie de s’habiller comme leurs parents. L’éventail des produits de consommation s’agrandit et la décision d’achat devient intéressante en soi, esthétisée. Si tu aimes le Coca-Cola, tu peux décider de t’identifier à l’image de la marque. C’est terriblement aliénant et effrayant. Aujourd’hui, le champion de golf Tiger Woods ne se montre plus sans sa casquette Nike. Ce mec est un esclave. Il appartient à Nike. Et bien, cela fait aussi partie de la culture pop. C’est le rapport aux produits. »
Des boîtes de Campbell’s soup à l’invasion de l’espace publique par les logos, toujours cette même ambiguïté du rapport au modèle libéral. Marcus en tire pourtant une analyse plus politique. « Autrefois, la culture devait durer, être importante et pleine de sens. Le pop est au contraire évanescent et éphémère. Il ne laisse pas forcément de traces et ne se prend pas au sérieux. Avant le pop, les Noirs, les femmes et les jeunes ne comptaient pas. Mais au fur et à mesure que le pop s’infiltre dans la musique, les films, la mode, les voitures, la sexualité, on ne se demande plus d’où vous venez, mais ce que vous avez à dire. C’est la logique de la rumeur, du « T’as entendu ? T’as entendu ? » en contre-pied du fonctionnement pédagogique de l’ancien système. »
Fustigeant les best-sellers aux velléités contestataires de la fin des années 60 (les récits initiatiques de Carlos Castaneda, le film Easy rider), Greil Marcus évoque sa propre anthologie du pop. Un morceau grumeleux de culture passant par Les Armées de la nuit de Norman Mailer et Catch 22 de Joseph Heller pour leur liberté de ton et leur contestation de l’ordre établi, y compris des fumeux effets de mode hippies. Il cite avec passion le cinéma venu de Hong-Kong depuis vingt ans (« les films les plus pop »), s’en prend à Larry Clark mais sauve Richard Linklater pour son Slacker.
En tissant un lien tordu, fracturé, parcellaire entre les périodes et les continents, Greil Marcus propose une vision post-pop du pop, devenu chez lui syncrétisme dynamique et politique. Une ultime façon de régler son compte à la culture comme instrument de pouvoir et de domination, qui le ramène du coup à l’essence contestataire des premiers collages du pop art. Ebauche d’une cohérence de l’objet pop. A ce titre, on est tenté d’en rapprocher Les Idiots de Lars von Trier et le Gummo d’Harmony Korine pour leur forme radicale, leur désir de marginalité et leur focalisation sur la périphérie du spectacle. Sans oublier cette empathie pour les freaks, cette appétence d’anormalité qui déjà habitait la mémoire de la Factory.
Une envie d’étrangeté qui se nicherait dans le « I was forever changed » chanté par John Cale sur l’album Songs for Drella en hommage à Warhol, énumérant les réguliers de la Factory, les Brigid Berlin, Candy Darling, Ondine et Edie Sedgwick, invoqués comme autant de fantômes venant à sa rescousse.
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