Contradictoire et fluctuante, une nouvelle génération d’artistes n’en finit plus de puiser dans l’héritage du pop art, parfois à son corps défendant.
C’est un jeune homme en colère, arme au poing mais sous vitrine, jambes écartées et bras souples, comme prêt à bondir. Un autoportrait du Britannique Gavin Turk qui s’offre un immortel instant de punk attitude en s’appropriant la dégaine de Sid Vicious, cheveux en pétard et porte-jarretelles accroché à la cuisse. Le tout, en pied et en cire, intitulé Pop, est juché sur un socle à l’ancienne, telle une relique d’un autre temps exhibée au public d’un musée d’histoire ancienne. En 1993, un arrogant signait donc la mort du pop, placé sous verre et réduit au rang de vulgaire spécimen d’une civilisation disparue. Une relecture qui se voudrait définitive d’un certain âge de l’art et de la culture de masses.
Et pourtant, pas si simple. Car à y regarder de plus près, le Gavin Turk-Sid Vicious reproduit avec application la pose de l’Elvis en son temps sérigraphié par Warhol. Et en moulant ses traits dans les atours du dandy trash des Sex Pistols, l’artiste reprend évidemment à son compte la mythologie destroy de l’hargneux rocker. Imposé, digéré, recyclé, que reste-t-il du pop art et de la pop attitude chez les artistes d’aujourd’hui ? Sans conteste beaucoup, de la même façon que le minimalisme, l’art conceptuel, le junk art, la performance et, en remontant plus haut, le surréalisme et le dadaïsme résonnent dans leurs uvres, enfants naturels des révolutions plasticiennes du siècle et du soubresaut duchampien (le ready-made).
Plus proche, plus esthétique et donc plus clairement lisible, l’empreinte pop traverse ainsi le champ artistique de ces vingt dernières années, après une remise en cause frontale dans les années 70. D’art contestataire de l’ordre formel établi dans les années 50 (à rebours du triomphant expressionnisme abstrait des Rothko et de Kooning), le pop s’est mué dans les années 60 à son tour en force dominante. Une prise de pouvoir d’autant plus flagrante qu’elle fut rapide, portée par le marché, et servie par la personnalité complexe de l’inépuisable Andy Warhol, influence majeure du vocabulaire et des comportements de ces trente dernières années (voir l’interview de Fabrice Hybert). Pour autant, et comme le souligne Marco Livingstone, historien du mouvement, « il est toujours difficile de généraliser et d’employer le terme « pop » pour désigner un groupe d’artistes. Mieux vaut procéder au cas par cas, car les artistes qui ont émergé dans les années 90 ne sont pas tous pop pour les mêmes raisons. »
Si Gary Hume, figure de la scène britannique (et représentant de la Grande-Bretagne lors de la dernière Biennale de Venise), peint dans des aplats de couleurs magistraux des silhouettes érotisées, réminiscences de Tom Wesselmann, le matelas souillé de Sarah Lucas d’où jaillissent un concombre et deux oranges n’évoque le pop que dans le basculement qu’il opère, en introduisant au musée un gimmick de la pornographie la plus cheap.
De même pour Julian Opie, dont l’exposition actuellement à Londres interroge la valeur commerciale de l’art et le traitement de l’ uvre comme marchandise. Question qui renvoie inévitablement au système Warhol et à ses portraits de célébrités fabriqués sur commande, et dont le prix variait avec la taille du tableau. « Dans les années 60, rappelle encore Marco Livingstone, la télévision était nouvelle, le cinéma était un art encore relativement récent, les magazines en couleurs venaient d’apparaître : le concept même de « youth culture » était nouveau. Cet environnement visuel avait encore un côté exotique que les artistes envisageaient avec un certain détachement. Aujourd’hui, plus rien de cela n’est polémique. »
Ugo Rondinone peint des cibles pastel, descendantes éthérées de celles de Jasper Johns, Claude Closky fabrique un papier peint à partir de publicités de cosmétiques et Matthieu Laurette se lance dans l’art en n’achetant que des produits « satisfaits ou remboursés ». Dignes enfants du pop, ils nourrissent leur vocabulaire artistique d’une vaste culture de la consommation. Peut-on encore être pop en ce début de xxie siècle ? « C’est le monde qui est pop ! », répond pour sa part Bruno Peinado, pas prêt pour autant à reprendre complètement l’étiquette à son compte. A Nice, le jeune Français prépare une série d’iMac en céramique. A Paris, il vient d’exposer des dessins déclinant des manifestations stylées d’une certaine culture populaire (le groupe Kiss, AC/DC…) et utilisa des badges en guise de cartons d’invitation à son exposition. « C’est sûr qu’il y a une dimension pop dans mon travail, puisque je redessine des images trouvées dans les magazines. Mais c’est un geste de réappropriation pour en comprendre le fonctionnement. Ce qui m’intéresse, c’est de remettre en jeu ces images. Il est certain qu’on assiste aujourd’hui à un retour de l’esthétique pop, surtout dans la mode et dans la pub, après des années de minimalisme en noir et blanc, de bon goût protestant à la Calvin Klein. Maintenant, c’est plutôt la tendance Gucci. »
Un retour au mauvais goût au sein duquel scintille une forme de pop. C’est sans conteste l’Américain Jeff Koons qui représente le mieux ce rapport extrême à l’imagerie populaire, envisagée au travers d’un tamis kitsch. A l’image de son Michael Jackson en porcelaine blanche et or, de ses autoportraits extatiques dans les bras de la Cicciolina, ex-actrice italienne de porno, et de son spectaculaire Puppy géant recouvert de milliers de fleurs. Un pop de riche, luxueux et lisse, tellement premier degré qu’il ne peut que basculer dans l’ironie. Mais sans jamais effleurer la moindre critique sociale.
Dans les années 80 et 90, l’ uvre de Koons toujours portée par un balancement entre culture populaire et beaux-arts, objets courants et chefs-d’ uvre formels essuie les mêmes critiques, moqueuses et effarées, que les premières expos du pop art historique.
Parmi cette descendance éparse et contradictoire, on notera encore le travail insolent de Sylvie Fleury, qui fabriqua des sacs Kelly en chrome et revisita les célèbres boîtes Brillo de Warhol, devenues chez elle des packs de Slim-Fast « parce qu’aujourd’hui, la femme ne fait plus la lessive. Elle fait des régimes. » Pour les besoins d’une expo, elle reconstitua même le Bedroom ensemble de Claes Oldenburg, fameuse chambre à coucher dans le plus pur style motel 60’s, qu’elle recouvrit de fourrure synthétique et fluo. « Si je définissais mon style, ce serait plutôt conceptualo-pop-féministo-glamour-pop. Il y a une efficacité visuelle dans le pop, une esthétique qui me touche. Mais le pop aujourd’hui, ce sont aussi les bouteilles de shampoing L’Oréal avec un Mondrian sur l’étiquette. Le mouvement s’est inversé. »
De Damien Hirst quasiment autoproclamé pop-star de l’art contemporain jusqu’à la provocation sculpturale pratiquée par les frères Chapman (leur portrait du physicien Stephen Hawking est à sa façon un monument malade du pop), des tableaux faussement publicitaires de Sarah Morris à l’audace conceptuelle de Maurizio Cattelan en passant par l’inépuisable catalogue de visions américaines recyclées par Richard Prince, l’esprit du pop hante les expositions contemporaines. A quand une rétrospective de ces enfants indociles du pop ?
Médiatique à souhait, débordant de pièces coûteuses, artistiquement inégale et suffisamment polémique pour faire date, Sensation, la présentation de la collection de la Saatchi Gallery voilà plus de trois ans à Londres, y ressemblait finalement fort.
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