[Ils ont fait 2014] Sept ans après « L’insurrection qui vient », Eric Hazan, fondateur des éditions La Fabrique, a édité cette année le deuxième livre du Comité invisible, « A nos amis ». Un manifeste pour la révolution d’aujourd’hui qui a ébouriffé 2014.
Les événements qui se sont écoulés depuis la parution de L’insurrection qui vient en 2007 ont-ils donné raison au Comité invisible ? L’insurrection, finalement, est-elle venue ?
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Eric Hazan – Oui, c’est vrai que depuis sept ans les doigts des deux mains ne seraient pas suffisants pour compter toutes les insurrections qui se sont produites dans le monde entier. C’est sûr, on n’avait pas ça à l’époque.
L’analyse du Comité invisible a-t-elle changé dans A nos amis, en partant des événements qui ont eu lieu récemment ?
Ce qui émerge d’A nos amis, c’est qu’au fond, les insurrections qui ont eu lieu sont pour la plupart restées au stade embryonnaire, ou ont abouti à des révolutions qui ont été muselées, comme la révolution tunisienne, avec trois ans plus tard le retour du ben-alisme sans Ben Ali, ou la révolution égyptienne qui amène la dictature de l’armée. Cela pose un problème : par quels cheminements une insurrection peut-elle être menée pour aboutir à une véritable révolution ?
C’est une des questions que le livre pose, sans y répondre clairement car c’est difficile. C’est une question qui se pose aujourd’hui partout. Il y a sans arrêt des insurrections. Au moment où nous parlons il y en a certainement qui se déroulent ici et là, dont on n’entend pas trop parler. C’est une vraie question d’essayer de comprendre le cheminement qui mène de l’émeute à la révolution.
Selon le Comité invisible les révolutionnaires pensent « encore bien souvent la révolution comme une dialectique entre le constituant et le constitué », et que le pouvoir constituant chasse les pouvoirs constitués, ce qui serait un tort.
Oui, ils ont raison. Je pense que tout le monde est à peu près d’accord sur le fait que la révolution n’est pas la prise du pouvoir. Ce n’est pas “ôte-toi de là que je m’y mette”. Mais dire cela ne suffit pas. Les gens qui pensent vraiment à la révolution sont tous d’accord sur ce point. C’est négatif, ce n’est pas constructif. C’est très largement nécessaire mais pas suffisant. Comment faire en sorte que les insurrections ne débouchent pas sur des processus constituants ? Comment éviter cette espèce de marche d’escalier qui paraît une évidence : on a dézingué le pouvoir en place donc on va procéder à des élections qui vont mettre en place une assemblée qui va à son tour élire un gouvernement. Les révolutions récentes et semi-récentes – Tunisie, Egypte – montrent une fois de plus que ce processus est fatal.
La révolution ukrainienne aussi ?
C’est encore autre chose, je ne sais pas si c’était une révolution. C’est compliqué. Je ne sais pas si on peut mettre l’Ukraine sur le même plan.
Pourquoi ?
Le mouvement de départ oui, la place Maïdan oui, mais tout ce qui s’est passé après… N’est-ce pas le remplacement d’une bande d’apparatchiks par une autre, purement et simplement ? Je ne sais pas, mais a priori je ne les mettrai pas sur le même plan.
Le mouvement contestataire de Sivens et la mort de Rémi Fraisse ont marqué l’année.
Oui.
Mais il n’y a pas eu de manifestation massive comme lors de la mort de Malik Oussekine par exemple. La société est-elle moins politisée qu’à l’époque ?
Je ne crois pas. Je crois que l’idée que la société française d’aujourd’hui serait moins politisée est fausse. Ceux qui disent cela ne voient pas tout ce qui se passe. D’abord ils habitent Paris pour la plupart, comme tous les faiseurs d’opinion, et Paris est un microcosme particulier où en effet en dehors d’une toute petite partie de la ville, il y a eu un tel bouleversement dans la population qu’on peut dire qu’elle est dépolitisée. Mais passé le périphérique, on n’est plus du tout dans la dépolitisation.
Il faut d’ailleurs s’accorder sur ce que l’on entend par ce mot. Est-ce le partage par une grande partie de la population d’une vision politique claire, d’une doctrine ? Dans ce cas on peut dire que le pays est dépolitisé. Mais est-ce que la politisation c’est cela ? Je ne crois pas.
Je crois que le foisonnement extraordinaire de foyers de colère, aussi bien autour d’un quartier qu’on démolit, de squats, d’associations de défense des sans-papiers ou des roms, relève de la politisation. Ce sont des foyers de colère, pas d’indignation. L’indignation est un mot que je n’aime pas. Ce n’est pas un sentiment politique.
L’indignation est un sentiment moral ?
Oui. La colère, le sentiment collectif de dire que cela ne peut plus durer, ça c’est un sentiment politique. Donc la France n’est pas du tout dépolitisée. En ce qui concerne la mort de Rémi Fraisse, peut-être que la pression dans la marmite n’était pas suffisamment élevée, mais elle monte.
Vous parliez de Paris. Une insurrection pourrait-elle encore partir de cette ville, ce « Paris sans le peuple », comme dans le roman Les Renards pâles de Yannick Haenel (2013) ?
C’est un très bon livre, mais honnêtement je ne crois pas. Je crois que l’insurrection à venir ne partira sans doute pas de Paris intra-muros. De Paris considéré comme la masse des dix millions d’habitants vivant dans cette région, c’est possible. Mais aussi bien Toulouse, aussi bien Rennes…
La perspective d’une victoire de Podemos, ce mouvement politique issu des Indignés, en 2015 aux législatives espagnoles constitue-t-elle un débouché satisfaisant selon vous au mouvement des places ?
C’est du bluff. C’est la version centre-gauche du Mouvement Cinq Etoiles en Italie. C’est une espèce de démocratie réelle par voie électronique. Cela va se dégonfler. Peut-être vont-ils gagner les élections, mais c’est du bluff. Le mot « démocratie », qui est de plus en plus dévalué, devient inexistant avec des mouvements comme Podemos ou Cinq Etoiles. Le Mouvement Cinq Etoiles a réussi à faire élire en Italie des députés sans que ses membres ne se soient jamais rencontrés ! Ils n’ont jamais fait de Congrès, c’est un parti par octets. Que le mouvement des places ait abouti à Podemos, c’est une dégénérescence.
Et le Mouvement pour une VIe République (M6R), qui d’une certaine manière prolonge les revendications des indignés de 2011, en proposant une refondation démocratique ?
La notion même de République depuis la révolution française descend un impitoyable escalier. Si tu compares la journée de proclamation de la République le 21 septembre 1792 avec la situation actuelle où l’Assemblée nationale s’est sentie obligée de voter une loi réprimant l’offense à l’hymne national et au drapeau, tu vois tout le chemin parcouru ! Alors réclamer encore une République… C’est un gadget que l’on bricole pour éviter que tout bascule. Même en admettant que les gens qui la proposent parviennent à l’établir il n’y aura rien de changé.
Soit on accepte le capitalisme et l’économie de marché, et à ce moment-là tout ce qui apparaît comme des changements de ce système sont des faux semblants. Soit on s’en débarrasse. La frontière passe là. Les réformistes sont tous du même bord selon moi.
Donc pour vous, la victoire de la liste EELV-PG-Réseau citoyen aux municipales à Grenoble en 2014, c’est…
Sympathique, sans plus, pas porteur d’un changement réel. Ils ont supprimé la pub, ils ont viré JCDecaux, ouais, ouais… Je ne dis pas que les victoires de ce genre sont négligeables : c’est toujours bon à prendre mais cela ne va pas changer les choses.
On a beaucoup commémoré en 2014 : la Première Guerre mondiale, la mort de Jaurès…
On n’a pas arrêté !
Y a-t-il un anniversaire qui a échappé aux médias, qui aurait été plus utile à vos yeux, que l’on a négligé ?
La grande insurrection des mineurs asturiens, en 1934. Ça c’est quelque chose dont personne n’a entendu parler, qui est tout à fait oublié, mais c’était quand même une insurrection de dizaines de milliers de mineurs, qui a duré des semaines, et qui a aboutit à un massacre.
Votre travail d’édition, c’est aussi un travail de revalorisation d’une mémoire oubliée ?
Oui. Tout cela est viré des programmes de l’enseignement secondaire si bien que l’on va élever des gamins qui n’auront jamais entendu parler de la révolution de 1917 par exemple. Je pense que l’occultation du passé fait partie des armes du maintien de l’ordre.
François Hollande a inauguré le 15 décembre le musée de l’Histoire de l’immigration en prononçant un discours pour la première fois sur ce sujet, valorisant « l’apport des immigrés et de leurs descendants à la nation ». Que vous inspire ce discours, vous qui avez édité cette année Roms et Riverains ?
Tous les jours les immigrés sont pourchassés, emprisonnés, virés. Ce discours me donne la nausée. C’est pure stratégie, pure tactique politicienne, électoraliste. Il sent bien qu’il faut faire un petit geste, parce que « la gauche » n’est pas contente, il faut donner à ces gens un os à ronger, c’est tout. Pour ce qui est de la pratique, elle est répressive, discriminatoire voire illégale. C’est comme la réforme du droit d’asile, présentée comme une réforme qui va aider les demandeurs d’asile : ce n’est pas vrai, c’est tout le contraire. De toute façon, 90 % des demandes d’asile sont refusées. C’est encore de la poudre aux yeux, mais cela ne trompe plus grand-monde. J’ai l’impression que les gens sont de plus en plus conscients de l’hypocrisie totale de ce discours.
A Montpellier un musée devait voir le jour cette année sur l’histoire de la France et de l’Algérie, mais le nouveau maire a finalement mis un terme à ce projet. La plaie du colonialisme n’arrive pas à se refermer ?
La France a mis cinquante ans pour commencer à entrouvrir les documents sur la guerre d’Algérie. De ce point de vue, les Américains ont été beaucoup plus courageux par rapport à la guerre du Vietnam. Au cours même de la guerre il y avait une contestation très violente de ce qui se passait, alors qu’en France elle était illégale. Je pense que la plaie ne s’est pas refermée parce qu’elle continue de suinter tous les jours par la façon dont sont traités les immigrés en France aujourd’hui. C’est la même blessure.
Suite à la parution d’A nos amis, un membre du groupe de Tarnac a été invité dans l’émission Ce Soir (ou jamais!). Le débat public en France vous semble-t-il assez ouvert ?
Il a parlé une minute trente dans une émission sur un an. Cela ne constitue pas une ouverture suffisante pour qu’un grand courant d’air passe.
Mais je pense qu’on ne peut pas complètement museler la subversion. On ne cherche même pas d’ailleurs : La Fabrique n’est soumise à aucune pression qui s’exerce contre elle. Simplement on est tout petit. On nous fait une petite place parce que finalement on ne gêne pas. On nous laisse dans notre coin.
Les grands médias nous ignorent, je ne parle même pas de la télé qui ignore tous les livres. Heureusement ce qui sauve les maisons d’édition qui essayent de sortir du courant dominant, c’est la librairie. Ça c’est une exception française.
Dans l’année, quel est le livre qui vous a le plus marqué, parmi ceux que vous avez édités et parmi ceux que vous avez lus ?
Le livre de La Fabrique publié cette année qui m’a le plus appris de choses, c’est Le Manteau de Spinoza d’Ivan Segré. En dehors de La Fabrique, j’ai lu de très bons polars. (Il réfléchit longuement) J’ai lu un très bon livre qui a eu le prix Médicis, Terminus radieux d’Antoine Volodine. Cela se passe dans une Sibérie post-soviétique, dans un paysage désolé, c’est un très bon livre. J’étais content car c’est un auteur qui publie à chaque fois des choses intéressantes mais qui n’est jamais mis en avant. C’est un livre qui a du succès, je suis content pour lui.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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