Disque après disque le vaste projet du guitariste Bill Frisell prend corps : réunifier par sa musique fantomatique et délicieusement nonchalante, le continent musical américain terriblement morcelé. Pour la sortie de Blues Dream, Frisell revient sur ses options esthétiques et définit son art poétique.
Blues Dream
Le titre du dernier disque s’est imposé sur le tard pour finalement nommer quelque chose qui était là en germe, depuis le début, dans la musique que nous faisions. Je pense qu’au départ j’avais en tête un de mes premiers orchestres quand j’étais au lycée, il y a pas loin de trente ans, qui avait à peu près cette orchestration. On jouait des trucs de James Brown, du blues et ça sonnait un peu comme ça. Ce n’est pas un disque sur le blues, il n’y a d’ailleurs aucun blues, nulle part dans ce disque, mais il y a un sentiment diffus de ce que représente le blues pour moi.
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Jazz ?
Pour moi, ma musique continue d’appartenir à la sphère du jazz. Je me pense toujours comme un musicien de jazz : tout ce que je fais aujourd’hui est formellement le résultat de ce que j’ai appris, de ce par quoi je suis passé. Peut-être qu’en surface certains ne s’y reconnaissent pas ou plus. Je suis certain qu’un certain nombre de personnes considèrent aujourd’hui que ce que je fais n’est plus du jazz. Je ne sais pas trop quoi leur répondre. Pour moi ça vient toujours d’un certain esprit propre au jazz. Je ne fais rien que transcrire dans mon propre langage, qui est fait de ce que je suis et de ce que mon époque m impose, ce que j’ai appris des grands noms de cette musique (de Parker à Miles).
Ce qu’en leur temps Parker ou Rollins jouait, c’était ce mélange indifférencié de leur époque et de leur sensibilité propre. Je ne fais rien d’autre : capter toutes ces musiques qui m ont accompagné tout au long de mon existence, toutes celles qui constituent mon quotidien, et les passer au filtre de ma sensibilité. Tout ce qui touche à l’improvisation, tout ce qui regarde l’organisation du groupe, l’interaction entre les musiciens, continue d’appartenir pleinement à l’esthétique jazz. Sans doute que le son, lui, est plus problématique. On y entend en surface des éléments de rock, de country, etc. Mais la structure globale de la musique, la façon dont elle est faîte appartient sans réserve au jazz.
Nouvelles orientations
Depuis quelques années, je me suis replongé, par goût et par nécessité personnelle dans l’écoute assidue des grands styles populaires primitifs américains, la country, le blues, toutes ces vieilles formes géniales, partiellement oubliées ou édulcorées. Et sans chercher à aucun moment à les copier, ni même à les restituer dans une quelconque authenticité, j’ai senti que leur influence marquait de façon diffuse et en partie inconsciente ma musique. J’ai compris après coup que c’était une façon indirecte pour moi d’aller voir d’où vient le jazz.
Il est intéressant de constater que dans bien des aspects ces musiques antérieures au jazz contiennent en germe des qualités qui lui sont propres. Il n’y a rien de vraiment conceptuel là-dedans, ce n’est pas un projet systématique qui aurait marqué une rupture consciente dans ma façon d’envisager la musique. C’est quelque chose qui sans doute est depuis toujours à l’ uvre dans ce que je fais. Mais lorsqu’on est totalement plongé dans ce qu’on fait, que chaque jour on essaie par le travail de faire un pas de plus en avant ou tout au moins ailleurs, il est difficile d’avoir le recul suffisant pour définir concrètement l’orientation de son travail.
Musique blanche ?
Certains me reprochent de faire une musique de plus en plus blanche, en insistant sur cette dimension identitaire pour définir ou critiquer mon travail. Je pense que c’est une grave confusion. Ce qui m intéresse au contraire le plus dans la vie comme dans l’art, c’est cette frontière tout sauf étanche, cette zone indistincte, entre » chien et loup « , où les choses deviennent floues, brouillées. Par exemple dans la country music que certains cataloguent comme la musique américaine blanche par excellence, j’y entends pour ma part énormément de musique noire. Et en retour dans le rythm’n’blues voire le gospel, je n’entends pas l’expression pure de la communauté noire. Toutes ces formes musicales sont mixtes et puisent finalement leur origine dans ce même espace culturel, imaginaire qu’est l’Amérique.
Ce qui m intéresse précisément ce sont ces croisements d’influences, ces hybridations bizarres qui ont données naissance à la musique américaine et où il est très difficile de pointer ce qui est noir, ce qui est blanc. Il y a quatre cent ans ou plus quand tous ces immigrants, venus des quatre coins du monde se sont retrouvés dans ce pays, ça a été quand même un moment unique et bizarre de l’histoire de l’humanité, une rencontre insensée qui a été l’amorce d’une combinaison de différences proprement incroyables. Il y a là quelque chose qui me fascine et qui m inspire. Aujourd’hui ce que nous sommes est le résultat de ce formidable choc de culture et tous ces processus sont encore en cours sous le calme plus ou moins apparent des formes qui se sont constituées avec le temps. Il ne faut pas se fier aux apparences. Rien n’est aussi simple et tranquille qu’il en a l’air.
Composer
C’est clair que depuis que j’ai mon propre groupe, et même avant en un certain sens, composer est devenu pour moi l’activité la plus importante et la plus excitante ? plus même que de jouer de la guitare. C’est dans cette activité que je mets le plus d’ardeur et de conviction. Je ne pense plus la musique à partir de l’instrument, mais j’essaie par la composition de faire une musique qui saurait prendre en compte l’instrument en l’introduisant chaque fois dans un contexte différent pour en modifier la perspective.
Quand je suis seul chez moi, je ne joue pas de guitare, j’essaie de penser comment je pourrais la faire sonner différemment en inventant de nouvelles structures, ou en créant simplement des compositions originales, des chansons.
Guitare
Quand j’étais tout petit, 4 ou 5 ans, il y avait à la télé le Mickey Mouse TV Show, et un type là-dedans avait une guitare. Je me souviens c’est la première fois que je me suis senti intéressé par l’instrument. Peu de temps après, dans les années 60, quand j’avais 10, 12 ans, c’est devenu l’instrument populaire par excellence, mon copain de l’autre côté de la rue avait une guitare ? si bien que finalement j’ai l’impression que la guitare a toujours été là d’une façon ou d’une autre dans ma vie.
Aujourd’hui la guitare est toujours présente, ou pas très loin. Je compose souvent à la guitare par exemple, et c’est certain que je continue de me considérer comme un guitariste. Je pense néanmoins que mon style est de plus en plus éloigné de toute démonstration de virtuosité, il va de plus en plus vers la simplicité et l’épure. J’utilise beaucoup moins d’effets électroniques, le mouvement général de ces dernières années a été un retour à la guitare acoustique qui à mon sens a énormément modifié mon approche de la guitare électrique. J’en joue de façon beaucoup plus directe, plus pure, sans tous ces effets. C’est moins noisy même si je continue d’aimer ces effets là aussi.
Violence
Même si ma musique travaille en ce moment sur des ambiances apparemment plus douces, sur des climats plus sophistiqués, je ne pense pas pour autant qu’elle ait abandonné toute violence. Il y a dix ans quand je jouais régulièrement avec John Zorn, il y avait quelque chose d’affiché, de revendiqué, dans la violence, le bruit, la provocation de la musique que nous faisions’ c’était quelque chose qui avait avoir avec le contexte, l’époque. Aujourd’hui elle est plus larvée, plus structurelle peut-être, moins démonstrative.
Style
Un style, c’est quelque chose de tellement impalpable, c’est le résultat d’un processus tellement lent et imperceptible, qu’il est quasiment impossible pour soi-même de le définir. J’ai pour ma part le sentiment que du premier jour où j’ai touché une guitare jusqu’à aujourd’hui, les sons que je tire de l’instrument ne sont pas satisfaisants, que je continue de chercher à atteindre une qualité qui toujours m échappe. Tout ça est très lent. Si j’ai aujourd’hui un style personnel et reconnaissable je ne sais pas quand ni où il s’est cristallisé. Mais faire de la musique a tellement avoir avec la déception, la frustration avec le sentiment chaque jour de ne pas parvenir à concrétiser ce que l’on a confusément dans l’oreille. C’est comme être toujours en mesure d’atteindre quelque chose qui chaque fois se dérobe. Une vraie souffrance, mais qui oblige à continuer.
Art poétique
La musique peut être l’un des derniers espaces où inventer, composer un monde fantasmatique idéal. On peut y oser les rencontres les plus inédites et y faire naître des choses magnifiques, des harmonies nouvelles. L’Amérique contemporaine est dans un état de délabrement et de décomposition chaque jour plus grave et inquiétant. C’est le bordel. La musique peut être une échappatoire.
Art poétique (bis)
Ce que je recherche dans ma musique c’est ce sentiment de confusion qui nous envahit lorsque l’on hésite entre veille et sommeil, cette « familière étrangeté » alors qui s’impose, ce flou, cet entre-deux très jouissif où l’on perd ses repères sans pour autant sombrer dans l’inconnu. Tenter de transcrire cette sensation en musique, ou faire de ma musique le vecteur chez l’auditeur de cette confusion, c’est je pense l’ambition ultime de ce que je fais.
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