Les aventuriers. Trois des plus importants compositeurs français de musiques de film, Georges Delerue, François de Roubaix et Michel Magne, voient enfin leurs carrières retracées au travers de larges anthologies. On réédite aussi L’Affaire Thomas Crown, la plus célèbre partition américaine de Michel Legrand. Une page d’histoire. Ou d’histoire(s), comme l’écrirait Godard, puisque les musiques […]
Les aventuriers. Trois des plus importants compositeurs français de musiques de film, Georges Delerue, François de Roubaix et Michel Magne, voient enfin leurs carrières retracées au travers de larges anthologies. On réédite aussi L’Affaire Thomas Crown, la plus célèbre partition américaine de Michel Legrand.
Une page d’histoire. Ou d’histoire(s), comme l’écrirait Godard, puisque les musiques dont il est question ici auront accompagné toutes les espèces de films réalisés en France au cours des trois dernières décennies. D’impérissables chefs-d’oeuvre et des nanars carabinés, du cinéma d’auteur et du cinéma radoteur, Le Mépris et Le Gorille a mordu l’archevêque occupant pour une fois la même affiche. Parce que les musiques de film ont le pouvoir de voguer en solitaire, parfois à contre-courant des images seuls quelques airs, finalement, demeurent solidement amarrés à des souvenirs de cinéma , on prendra soin de n’attacher qu’une importance relative aux réalisateurs pour se concentrer sur cette armée des ombres que constituent les compositeurs.
Ils sont trois, en l’occurrence, célébrés aujourd’hui par d’exceptionnelles compilations format panoramique chacune un double CD rempli à ras bord : un trio de compositeurs parmi les plus sollicités dans le cinéma français durant les années 60, 70 et plus sommairement 80. Trois chers disparus, aventuriers émérites aux styles radicalement différents, dont on a longtemps pisté les oeuvres à l’écran, allant jusqu’à engloutir d’affligeantes bobines pour les quelques grammes d’or pur que procurent un générique, une chanson, un thème écrits par leurs soins.
Il y a d’abord Georges Delerue, le plus capé des trois un Oscar, une longue carrière internationale, un carnet de commandes qui portait aussi bien les noms de Truffaut, Godard et Melville que ceux de Cukor et Huston. Son parcours imposant est survolé ici depuis Tirez sur le pianiste (1960) jusqu’à sa mort en 92, après le poignant Concerto de l’adieu du film Dien Bien Phu. Hormis quelques écarts vers l’Angleterre le fameux thème d’Interlude, repris il y a quelques années par Morrissey et Siouxsie , ne sont rassemblés cette fois que des fragments essentiels de l’oeuvre que Delerue a écrite en France.
La France à laquelle il tourna le dos direction Hollywood après la mort de Truffaut, estimant que la nouvelle génération de metteurs en scène n’avait plus le même rapport à la musique. Car Delerue et c’est l’un des enseignements à tirer de cette compilation n’a jamais pris son rôle à la légère, y compris lorsque les films, eux, ne pesaient pas bien lourd. Selon Truffaut pour lequel il composa pas moins de onze partitions il était l’un des rares musiciens viscéralement cinéphile, captant exactement le propos dissimulé d’un film, son ironie ou sa vérité intime, par-delà la surface visible des choses, ce qui lui vaudra d’être l’un des compositeurs les plus employés de la Nouvelle Vague.
Le cas François de Roubaix est plus complexe. Abonné aux grands films qualité française du dimanche soir, compositeur fétiche des Enrico, Giovanni ou Boisset, ce baba humaniste n’a presque fréquenté que des réacs virils et moyennement poètes. Disparu très jeune, à 36 ans, au cours d’un accident de plongée, on l’aura entendu s’encanailler seulement derrière Mocky le thème explosif de La Grande lessive, celui, inoubliable, de L’Etalon , et pénétrer une seule fois par une porte à sa mesure : lorsqu’il trahira ses parrains pour s’en aller travailler avec Melville sur Le Samouraï. Interviewé dans le livret, Boisset confie que Morricone, sans l’avoir jamais croisé, aimait beaucoup François de Roubaix. Et pour cause, les points de convergence qui relient le maître italien et son unique disciple français acceptable sont légion : un goût aussi enflammé pour l’épique,
le tragique, parcouru d’un même flux constant de mélancolie, innervée par une manière de tristesse nostalgique qui ne s’évapore jamais tout à fait hormis peut-être sur le générique de Chapi Chapo. Chez l’un comme chez l’autre, des chavirements harmoniques entre glace et feu, des constructions percutantes, toniques, de savantes textures instrumentales à base de clavecin, guitare et cordes sur lesquelles viennent quelquefois s’épancher des voix de sirènes Les Aventuriers, L’Homme orchestre et où l’électronique d’avant-garde joue régulièrement les doublures lumière. Dix ans seulement l’encadrent de 65 à 75 , et pourtant l’oeuvre de François de Roubaix demeure l’une des plus vives, novatrices et fulgurantes du cinéma français du cinéma tout court. Une seule chose lui aura manqué : croiser la route d’un Sergio Leone.
Troisième larron de cette foire, Michel Magne est celui qu’on est le plus heureux de voir enfin exhumé, car il n’existait jusqu’à présent quasiment rien de disponible à son sujet à part les jolies musiques inoffensives d’Angélique, marquise des grands-mères. Tout porte à croire que chez Magne, la musique de film fut un pis-aller, lui qui passa auparavant près de dix ans à élaborer des recherches expérimentales et picturales assez pointues des tressages de bandes magnétiques jusqu’aux fameuses Musiques infrasonores, inaudibles à l’oreille mais ressenties par le corps. Pendant vingt-cinq ans, mais principalement de 61 à 73, il deviendra le compositeur phare de la farce plus ou moins grossière portée sur grand écran, des Tontons flingueurs pour le meilleur à l’interminable minable est le mot série des OSS 117 en passant par Fantomas… et on en passe. Qu’importe ces flacons frelatés, l’ivresse contagieuse du style Magne a su demeurer intacte, et on est désormais sûrs que sa démesure n’est pas à la veille de se voir supplantée. Cette folie douce furieuse, parfois qui sait chahuter, charcuter comme aucune autre toutes les déclinaisons du jazz, transgresser les lois établies entre musique sérieuse et franche déconnade, pousse l’impertinence jusqu’à mêler des formes baroques ou romantiques à des clichés touristiques de pacotille voulus par les scénarios exotico-foireux des films dont Magne avait la charge. Ainsi, à l’impayable OSS 117 hully-gully succède ici le thème sublime de Belle de jour pour l’un de ces virages en épingle qu’affectionnait ce boulimique de vitesse, ce chauffard dont les bandes furieusement originales n’ont jamais connu d’arrêts d’urgence ni de pauses-pipi. Magne portait à l’évidence bien son nom.
En Jean Yanne, à partir de 72, il trouvera un alter ego à sa truculence, un partenaire robuste pour des parties de ping-pong pop et populistes Moi y’en a vouloir des sous, Tout le monde il est beau qui faisaient autant grincer les dentiers pompidoliens que les canines mitterrandistes. Au même moment, il signe la BO de Don Juan 73 et s’avère un compositeur de chansons dans la droite lignée d’un Jimmy Webb, comme lorsqu’il écrira pour Nazaré Péreira en 84 (Emmanuelle 4) une samba canaille dans la pure tradition brésilienne. Un document magnifique, en point d’orgue à cette sélection : la Grande fugue écrite par Magne pour Barbarella il y a trente ans, dont la partition avait été refusée à l’époque par les producteurs et n’avait jamais été éditée depuis. Propriétaire du légendaire château d’Hérouville qu’il avait transformé à partir des années 70 en studio d’enregistrement ultra-moderne les Stones, notamment, y passèrent un séjour mouvementé , Magne sombrera lentement dans ce gouffre financier, mettant un terme à ses jours en 84, épuisé par les dettes.
A l’écart de ces trois mousquetaires refroidis, un D’Artagnan bien vivant voit aussi l’un de ses plus beaux exploits enfin ressuscité : Michel Legrand, dont paraît dans la même collection la version intégrale de L’Affaire Thomas Crown, illustre thriller aspirine de 68 avec Steve « Bullitt »McQueen. Quasiment aussi connue que la Cinquième de Beethoven, notamment grâce à la chanson The Windmills of your mind (Les Moulins de mon coeur) et au grain velouté de Noel Harrison, cette BO la première partition d’envergure écrite par Legrand à son arrivée à Hollywood possède évidemment des mystères que mille écoutes ne suffiront à révéler totalement. Legrand raconte dans le livret avoir assisté à une projection d’un prémontage du film qui s’étalait sur plus de cinq heures. Il composa ensuite une heure et demie de musique sans contrainte et le montage final du film notamment les fameux écrans découpés fut réalisé à partir de cette figure libre : un spectaculaire cambriolage de musique baroque, de jazz et de pop, une grandiose partie d’échecs musicale dont chacun des coups fait encore école.
Georges Delerue, 30 ans de musique de film.
François de Roubaix, 10 ans de musique de film.
Michel Magne, 25 ans de musique de film.
Michel Legrand, The Thomas Crown affair (tous : Odéon/EMI).